Ce texte, Rwanda 1994 expliqué à mes enfants, se déroule en 22 questions. Les enfants aussi symboliques que réels ont droit aux questions, et encore plus aux réponses, sans platitudes, sans honte (si c'est possible) et sans forfanterie.
La vérité n'est jamais facile à dire.
C'est une leçon de vie de plus que nous donnent nos (mes) amis du Rwanda avec qui le partage fut immédiat.
Mais passons vite sur le regard de Lettropolis. Celui du Pr Faustin Rutembesa, en sa préface, présentée ici, est lumineux.
Depuis environ vingt ans, le génocide perpétré contre les Tutsis fait l'objet de recherches et de publications. Il existe aujourd’hui des centaines d’articles et de livres. On peut ainsi dire que le mouvement d’écriture a été suffisamment rapide par rapport à celui des autres génocides qui l’ont précédé. Les progrès des connaissances et le développement des technologies expliquent pour une large part la rapidité de ce mouvement. Grâce à ces publications, plusieurs aspects sont largement connus. Sur d’autres, des questionnements nouveaux surgissent et des collaborations entre chercheurs s’organisent. Tout cela permet d’espérer d’importants développements. Cela ne doit pas cependant faire oublier que l’étude d’un génocide est toujours confrontée à d’innombrables difficultés. L’énormité du crime défie nos concepts ainsi que nos grilles d’analyse. Hannah Arendt avouait à ce sujet qu’il n’y a pas d’histoire plus difficile à raconter que celle du génocide. Et de son côté, Georges Bensoussan dit que le caractère impensable des faits paralyse la pensée et la réaction. Faut-il alors renoncer à parler, à comprendre et à expliquer un génocide ? À ce sujet, Jacques Sémelin écrit :
» Se refuser à comprendre serait admettre que l’intelligence à faire le mal a été et reste définitivement plus forte que celle qui vise à en percer les mystères... Au nom de tous ceux qui se sont demandé pourquoi, nous avons un devoir d’intelligence 1. «
C’est ce devoir d’intelligence qui pousse des personnes à s’investir dans ce champ de recherche malgré l’ampleur des difficultés. C’est ce même devoir d’intelligence qui sous-tend le renouvellement des questionnements et des moyens d’y faire face.
Au Rwanda, ce renouvellement est étroitement associé au mouvement de collecte des témoignages auprès des rescapés du génocide et des bourreaux. Leurs témoignages ont permis de savoir ce qui est arrivé à certains individus, à certaines familles et à diverses régions du pays. De façon générale, ces témoignages indiquent le moment de la détérioration des liens de parenté et de voisinage. Ils fournissent des renseignements précieux sur les atrocités infligées aux victimes, sur le comportement des bourreaux, sur les armes utilisées et sur les formes diverses de violence. Ils montrent enfin comment la violence ne se réduit pas à l’utilisation de telle ou telle arme mais qu’elle est aussi le mépris, la persécution et l’humiliation de l’autre.
Ce livre met en lumière les conditions auxquelles son auteur ainsi que le groupe tutsi ont été soumis avant et pendant le génocide. Ces conditions renvoient notamment aux discours et aux pratiques qui traitaient les Tutsis comme une entité étrangère, comme une présence nuisible et comme une « race » à exclure de la communauté nationale. A travers les pages de ce livre, Ernest Mutwarasibo rappelle, à la suite de M. Antoine Mugesera, la réalité des souffrances infligées aux Tutsis. Comme il le dit lui-même, ce livre se présente comme un « récit-réflexion ». à travers ce couple de mots, il indique à la fois son dessein et son approche.
L'objectif n'est pas de remuer les cendres d'un passé douloureux mais d'inviter à reconnaître que le rappel des souffrances peut favoriser l'aveu de culpabilité de la part des personnes ou des institutions impliquées dans le génocide. Cela permet également d'ouvrir la voie à une forme de réconciliation qui ne triche pas.
Quant à l'approche, elle consiste à mettre en perspective les travaux déjà publiés et les témoignages de ceux dont l'existence a été percutée par des années d'injustice et de persécution et, notamment par le génocide. Cette approche a le mérite de donner également la parole aux spécialistes et aux gens ordinaires. Les premiers s'emploient à analyser la chaîne des décisions et des faits selon les exigences de leur discipline. Les seconds s'attachent à raconter leur propre histoire. Ils permettent ainsi de mieux saisir les conditions atroces que le génocide leur a infligées.
Finalement, ce livre participe au processus de construction de la mémoire du génocide de1994. Comme on l'a vu en Allemagne ou en Afrique du Sud, l'exploitation lucide des archives et des témoignages de victimes contribue à réduire le fossé qui sépare des mémoires divergentes et à prévenir le renouvellement des violences extrêmes. Là réside sans doute l'intérêt de ce livre. Il faut souhaiter que d'autres personnes veuillent aller plus loin en faisant notamment comprendre la dimension intime des violences subies.