Fiches de lecture du livre numérique : Histoires d'eau salée

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Il était une fois un jeune homme qui avait une idée fixe, presque une obsession : devenir charpentier de marine. Un pied dans l’âge adulte, d’une maladresse manuelle peu courante, sans le savoir vraiment, il était comme un explorateur dans le Mato Grosso amazonien, pieds nus, en short, sans arme ni canoé ni vaccins ni expérience etseul face à l’hostilité envers l‘étranger. Tout homme sensé ne lui aurait pas donné un jour à vivre ; ce pied tendre n’avait pour arme que des images, des rêves mais, qualité aussi rare que sans prix, la faculté face à un obstacle de le sauter, de le détruire ou de le contourner.
Dans le milieu provincial ouvrier qui était devenu le cadre de son quotidien depuis la fin de ses dernières vacances de potache attardé on l'avait vite étiqueté, reconnu, un peu à tort et sans indulgence, pour ce qu'il n'était pas : un jeune bourgeois rêveur et maladroit, un bon à pas grand chose privilégié. Les ouvriers du chantier naval hésitaient, pourtant, à le houspiller, à le bousculer comme un apprenti de treize ou quatorze ans, d’abord parce qu’il en avait six de plus, ensuite parce qu’il était bâti en force, capable de déplacer à lui seul et en sifflotant, des pièces de quille d’un quintal et demi.
Il faut dire à la décharge de ce gosse de riches, dernier-né d'une famille sénégalaise enrichie par le commerce de l'ivoire, de l'acajou et d'autres marchandises plus interlopes qu'il entrait dans la vie sans avoir eu d'adolescence.
Des années durant, il avait souffert d'une longue maladie qui, de l'avis des médecins les plus autorisés, aurait dû le conduire au Père Éternel en passant par le Père-Lachaise. Il revenait de loin. Il brûlait de curiosité, alors il mordait dans la vie avec un appétit d'ogre.
Il venait d'échouer pour la deuxième fois à la deuxième partie de cet examen si difficile, le baccalauréat. Plus âgé de trois ou quatre ans que la plupart de ses condisciples, noir dans un pays blanc, seul de son espèce, contraint à la différence, il ne ressentait plus beaucoup d'intérêt pour le monde virtuel des écoles.
En Métropole comme en Afrique, il avait toujours eu de l'attirance pour tout ce qui, de près ou de loin, ressemblait à un navire. Son père, un sage, doublé d'un homme d'affaires avisé s'inquiétait pour le petit dernier, affligé d’une distraction qui ressemblait fort à de la mélancolie ; ce père avait de gros intérêts dans pas mal d'entreprises aussi le fit-il engager comme stagiaire dans un chantier naval breton que sa société contrôlait. En lui disant que les gens intelligents ne perdent jamais leur temps il l'avait bien encouragé après lui avoir montré qu'il l'avait bien compris.
Encore moins qu'en ÃŽle-de-France, peu, pour ne pas dire « pas « de Français à peau noire vivaient en Bretagne. Dans ce petit chantier, il n’y avait pas d’autre moyen de transport pour les plateaux de bois que la charrette à bras.
Le patron l'avait attaché à ses pas... et à la bricole du tombereau, à mi-chemin de l'apprenti et du domestique.
Il était assez fier de montrer son gadget, comme le faisaient aux Tuileries les marquises du dix huitième siècle avec leurs négrillons.
Un jour par semaine, en l'absence du patron, l'un des maîtres charpentiers, toujours le même, le prenait en charge. Pierre Le Barz était un compagnon du Tour de France, un Devoirant. Il avait l'air aussi ouvert qu'une huître sauvage devant l'Opinel mais il était solide, d'une patience de granit et s’était attaché à cet étrange garçon. Il avait mesuré la capacité de réflexion et d'opiniâtreté du jeune homme qui, ayant été imposé et non choisi, fut soumis, d’entrée, à un travail qui était un examen, un devoir d'ouvrier spécialisé, c'est-à-dire de manœuvre, un devoir à rendre en quinze jours, un truc à vous dégoûter des bateaux à tout jamais : gratter à blanc la coque d'un gros chalutier côtier avec un couteau à enduire, une gratte triangulaire vite émoussée et une énorme lampe à souder en cuivre, un monument ronflant d'au moins deux kilos ; seul, sous les regards goguenards et les quolibets prudents, après une demi-journée de calcul et d'observation qui lui attira bien des sarcasmes, après avoir quadrillé l'immense coque à la craie, il se lança dans l'ouvrage, carré après carré avec la fougue d'un guerrier de grande caste.
Au travail, dix heures par jour, sept jours sur sept, il rendit sa copie avec trois jours d'avance. Du coup sans avoir acquis ses lettres de noblesse— il ne faut rien exagérer — le bourgeois apprenti de vingt ans avait droit à d'autres attitudes et d’une certaine façon au respect de Pierre, son mentor.
Le quel Pierre, consacrait le lundi matin à l'explication des choses de la vie d'un charpentier de marine et l'après-midi à l'enseignement de l'affûtage des outils. C'eût été banal sans la conception que Pierre avait de l'école : il y avait encore des thoniers à voile, en vasière, au fond du port dans la rivière : ces voiliers bretons désarmés, beaux et d'une grande complexité comme les calvaires des chemins creux étaient plus explicites que le plus détaillé des manuels théoriques ; à bord, à neuf heures du matin, le casse-croûte du premier jour de la semaine était particulièrement relevé : huîtres plates de Belon numéro deux, pain gris, beurre salé baratté main avec des bulles qui éclataient sous le couteau, cidre de Beuzec-Conq, un vrai cidre râpeux à neuf degrés. Étant, à la longue, un peu gêné dans ces festins de n'apporter que son appétit formidable, sa gourmandise et son couteau, l'élève s'en ouvrit au maître qui lui raconta l'histoire de ses huîtres :
Bien connue de toutes les aïeules, c'était l'histoire de ce grand roi dont le royaume est dévasté par un dragon noir à douze gueules qui crache du feu par ses douze mufles, qui dévore les bambins et ruine les cultures. Au bout de vains combats, le pauvre roi promet sa fille unique au preux, chevalier ou d'honnête roture, qui le débarrassera de l’hydre épouvantable.
Il n’y a pas très longtemps, gast !À la fin de cette guerre, j'étais déjà compagnon fait, charpentier de marine. Un soir, j’ai vu rentrer au port un très grand chalutier tout neuf, parti pour sa première marée deux jours avant, si chargé que la mer couvrait le pont ; ses pompes débitaient à plein des jets d’eau épais comme ta cuisse. Il alla vite s'échouer sur le grill de carénage. Il n'était pas chargé de poisson mais d'eau salée : à sa première sortie, ce bateau coulait. Ils ont tout essayé : refaire le calfatage, changer des bordés, doubler la coque, rien à faire. À chaque mise à l'eau le bateau coulait !Un bateau neuf. L'armateur, il a fait savoir que celui qui sauverait son navire aurait la moitié de ses parts de propriétaire, deviendrait son associé.
Je me suis présenté. J'ai bien examiné les fonds, tout partout et j'ai vu et j'ai compris :la quille, un bois dur aux veines serrées, dix-neuf mètres de long avec une clé de Jupiter au milieu— je t'ai montré tout à l'heure— n'était qu'une passoire avec des galeries de tarets, tout partout, gast !Ces saloperies de vers marins mangeurs de bois creusaient des passages où je passais presque mon petit doigt !
Bien sur,on ne pouvait pas changer la quille et le bateau était foutu. Aussi donc,j'ai proposé mon idée. Désespéré qu’il était, l'armateur. Ila eu confiance dans le jeunot. Il m'a donné le droit de faire à mon idée ; alors, voila ce que j'ai fait, écoute bien : en quinconce, sur toute la longueur de la quille en niangon, le chêne d'Afrique, de ton pays, j'ai creusé, chaque demi-mètre, des trous aveugles de trois doigts à la tarière. J'en ai bavé, comme toi avec ta coque, allongé sous ce bateau de soixante tonnes qu'on n'avait pas pu lever de plus de cinquante centimètres ; c’était une tarière spéciale, très courte, reforgée pour moi... J'ai ajusté des pinoches pour boucher les trous. Dans mes trous j'ai mis un mélange de suif, de blanc de céruse, de goudron de Norvège et de mastic au minium de plombet je t'ai enfoncé mes pinoches comme des pistons. Le travail !Allongé à plat ventre, la maudite masse à bout de bras, même toi, je sais pas si tu pourrais. Chez les tarets ça a été la panique totale : on les voyait sortir, le feu au cul. J'avais un apprenti qui avait apprivoisé un goéland toujours affamé, un derba kor'h et qui, avec ses copains, se faisait un festin dans la cale. Quand le mélange s'est mis à dégueuler par les trous des galeries, il n'y avait plus de bestioles ou bien elles étaient mortes. On a mis le bateau à l'eau. Il est resté sec comme une bouteille vide.
Depuis ce jour là, il pêche. Beaucoup. Et même encore plus que ça !L’armateur, il a été si content qu'avec la moitié du bateau il m'a donné un morceau de ses parcs à huîtres.
Alors, n'aie donc pas de gêne. Tu peux les manger de bon cœur, gast !Le cidre et le beurre viennent de la ferme que tiennent ma femme et sa mère. Je t'emmènerai bientôt ; la mère, elle n'a jamais dépassé Rosporden. Elle voit des korrigans partout, alors, elle voudrait voir si un nèg’, même de Paris, a des pieds fourchus et une queue !

 

 

 

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