Il toucha l’arrondi des quais un samedi vers dix-sept heures. Sa silhouette avait lentement grandi au ras du rocher. Jusqu’à glisser sous les digues, la ligne de flottaison et le numéro peints sur ses flancs. Apparente, la guirlande de pavillons multicolores tendue à l’avant du cockpit. Il avait contourné le phare, s’était frayé un difficile chemin dans le va-et-vient désordonné de voiliers et canots avides du large, avait engagé sa poupe monumentale entre deux yachts conséquents dont il réduisait définitivement la stature. Sa blancheur éclatait au soleil d’août, mais il était fort étrange que son nom, gravé à l’arrière sur une plaque de cuivre ternie, fût illisible, et que la peinture passée de son immatriculation ne permît pas de définir clairement son port d’attache : CE ou peut-être GE... Ces initiales ne correspondaient à aucune ville française connue, aussi pouvait-on raisonnablement retenir l’hypothèse GE comme Genova, Gênes, confirmée par le premier de ses drapeaux, tricolore italien.
Déjà une extrémité du port recevait l’ombre de la falaise, mais les vacanciers ne la recherchaient plus. Ils flânaient le long du quai principal, ou sur les pontons, jetaient du coin de l’œil des regards blasés, en direction des bateaux de plaisance, trahis par les doigts tendus et les cris de leurs enfants. Un vieil homme marchait avec lenteur, mains croisées derrière le dos, coiffé d’une fière casquette loup des mers blanche galonnée d’or. Son regard absent, une attitude souveraine retenaient l’attention des badauds. Survint une femme âgée, banale, pointue: « Jean, que fais-tu ? Tu rêves ? On rentre à la maison, j’ai fini mes courses. » Et le couple partit, alourdi de sacs, s’engageant dans l’anonymat d’une ruelle.
Aux terrasses des cafés, les vrais maîtres des lieux se démarquaient par la désinvolture, les voix assurées, leur indifférence.
Le pilote, juché au-dessus d’un large salon vitré, donna la dernière impulsion à la manette des gaz d’un geste inconsidéré et le navire heurta fort contre la digue. Mais l’impact fut absorbé par les épais butoirs en caoutchouc qui ceinturaient la coque. Un autre homme, amarre en main, voyant survenir l’incident depuis le pont arrière, avait rythmé l’instant du choc par de grands gestes du bras. Il avait éclaté de rire et levé la tête en direction du pilote. Ce dernier riait lui aussi, maintenant, sans retenue. Deux femmes, debout sur le pont, les observaient en silence.
L’homme à l’arrière jeta spectaculairement son lasso mais rata le plot d'amarrage. Un passant s’arrêta, inséra la boucle du cordage à l'endroit adéquat puis reprit sa trajectoire, comme s’il avait craint d’échanger la moindre parole avec l’équipage du navire.
Maintenant le groupe suivait, insouciant, les procédures habituelles d’un vaisseau à l’arrivée. Le prénom de l’un des deux hommes fut connu lorsque le pilote, craignant un nouvel avatar, lui cria en italien : « Saute sur le quai, Franco, et tire sur l'amarre ! » Et ce grand gaillard de trente ans montra sans plus attendre sa belle agilité, dévoilant à son insu l’identité de celle que l’âge désignait comme sa compagne : Vanina. Quelle relation liait ce couple à l’autre, nettement plus âgé ?
Le moteur fut coupé et une passerelle munie d’une double garde en corde vint s’appuyer sur le sol.
Les nouveaux arrivants effectuèrent divers raccordements sanitaires puis s’emparèrent du quai pour y disposer plusieurs cycles et cyclomoteurs pliants. Dès lors les piétons furent contraints à un détour, évitant aussi la masse d’un canot pneumatique supporté par l’un des mâts obliques.
De fortes chaînes maintenues par des cadenas entravèrent bientôt tous les véhicules et l’entrée du yacht. Les deux couples se dirigèrent alors vers la terrasse du bar-restaurant voisin dont les fauteuils cossus envahissaient le quai. Le bateau, vide de ses occupants, prisonnier de ses chaînes, ne semblait certes pas se protéger d’une quelconque intrusion venue de l’extérieur, mais au contraire se replier sur lui-même comme si l’on avait voulu préserver un secret. Cette impression se voyait confirmée par les fréquents regards que les quatre passagers lui adressaient par réflexe. Ils avaient pénétré dans le premier restaurant sans même consulter le menu affiché à l’entrée. Le plus âgé des hommes, de haute carrure, prit les devants pour proposer un siège aux deux femmes, surtout à la brune et jeune Vanina, à qui il s’adressa en français d’un ton frivole. Franco attendait, silencieux. La conversation s’engagea bruyamment entre les quatre plaisanciers.
Egidio, tel était le prénom de l’homme mûr au pilotage approximatif qui dirigeait maintenant le groupe avec une totale assurance. Lui seul lut la carte des consommations, puis un peu plus tard celle des menus qu’il commenta d’un ton de cordialité impérieuse. Il s’adressait presqu’exclusivement aux deux femmes, les conseillant de manière insistante. Celles-ci semblaient désireuses de ne point le contrarier mais leur soumission apparaissait illusoire, ponctuelle, superficielle. Pure coquetterie chez Vanina, qui certainement s’amusait à flatter Egidio.
Franco tolérait ce jeu mais de temps à autre il posait ostensiblement sa main sur l’épaule nue de sa compagne. Egidio ne se laissait troubler en aucune manière, observant même avidement les réponses amoureuses que la jeune femme adressait à son partenaire sous forme de regards soutenus, d’effleurements, parfois même de baisers.
Tout à coup on vit un grand setter fauve pénétrer d’un bond sur le pont du yacht, traînant derrière lui une laisse de cuir. Elle venait d’échapper à une jeune femme restée sur le quai dont la vigilance était retenue par un petit enfant. Le chien demeura immobile un instant, museau levé à humer l’air, puis se dirigea droit au fond du salon couvert, où il entreprit de renifler fébrilement sous la porte introduisant aux cabines.
Egidio s’était figé en orateur sculptural et tous les regards du groupe vinrent fixer intensément la scène. Le chien, sourd aux rappels de sa maîtresse, émit de petits glapissements aigus proches du gémissement en des séries espacées semblables à des réponses. Egidio, très pâle, se leva d’un bond, lançant à l’animal des sifflements et des cris disproportionnés. La rue entière avait cessé de vivre, écrasant le groupe sous le poids d’une incompréhension.