Fiches de lecture du livre numérique : RETOUR SUR LE COLONIALISME

Ajouter au panier

7.85 €

ou l'offrir Cette offre n'est disponible que pour les clients inscrits et identifiés.

Offrez l'Olni avec votre dédicace

 

Image
Qu'on l'envisage comme fait ou sous l'angle de l'idéologie qui la fonde, la colonisation inspire de nature deux dispositions au moins. D'un côté, la légitimation; de l'autre, la délégitimation. Faites doctrines, elles deviennent les deux mouvements sémantiquement et historiquement dérivés de la colonisation : le colonialisme et l'anti-colonialisme. Passés sur le plan de la représentation, ceux-ci alimentent à leur tour deux veines qui auront marqué l'histoire de la littérature. Alors que les chantres de l'entreprise coloniale rivalisent d'ingéniosité pour paver son chemin de bonnes intentions (mission humanitaire, civilisatrice, salvatrice, etc.), ses adversaires font flèche de tout bois pour contrer « ou du moins condamner « l'opération qu’ils qualifient d’» extermination « , de « piraterie « , de « décivilisation « , de « syphilisation « .
Alors que la colonisation se prête à une appréciation phénoménologique qui permet d’en poser les paramètres spatio-temporels en déterminant presque sans faille l’époque et l’aire qui lui servent de berceau ou de réceptacle, il n’en va pas de même du texte anti-colonialiste. Son épanouissement procède par rebonds comme si en marge de l’histoire qui fait la colonisation, il en existait une autre qui règlerait les grandes étapes de l’évolution du texte anti-colonial et se chargerait d’en choisir les époques qui feront date et les élus qui en seront les porte-voix.
Dans le contexte des colonisations liées à l’expansion de l’Europe du XVIe au XXe siècle, la période comprise entre les années 1930 et 1956 est digne d’un intérêt tout particulier. Non seulement les textes fleurissent, mais encore le champ épistémologique qui les véhicule se dilate pour s’allier d’autres champs, en l’occurrence la politique, le journalisme, l’ethnologie, la philosophie, la psychanalyse. De grands noms de l’histoire de la pensée mettent leur génie à meubler l’espace ouvert par cette rencontre. Étudier le texte anti-colonialiste dans la dynamique lui imprimée par ces repères historiques contribue à l’éclairer d’un jour nouveau. En explorant le texte anti-colonial inscrit dans l’intervalle compris entre les années 1930 et 1956, nous faisons à la fois œuvre d’histoire littéraire et de littérature de l’histoire. Du chaînon colonial constitué par cet intervalle, nous ciblons plus spécifiquement des ouvrages tirés des périodes suivantes : 1931-1934, 1945-1948 et 1952-1956.

a) La période 1931-1934
Eu égard aux événements qui la marquent, cette période est d'un grand intérêt pour qui veut interroger le discours sur la forme choisie par l'occident pour l'expansion territoriale.
Primo, l'année 1931 salue l'ouvrage colossal qu'aura été l'Exposition Coloniale Internationale de Paris (Vincennes). L'événement, de par la place qu'il accorde aux colonies et l'intérêt qu'il entend (et travaille à) stimuler chez son public, éveille en même temps la réflexion sur la colonisation car, du spectacle visuel, l'intellectuel s'attache à détacher ce qui, du contact des peuples, fait tache. Le groupe surréaliste publia à l’occasion deux textes dont la virulence répond à la louange chantée par les organisateurs de l’Exposition : Ne visitez pas l’Exposition Coloniale et Premier Bilan de l’Exposition Coloniale. Dans l’arène politique, la gauche française révoltée par l’étalage impérialiste passa aussi à l’attaque mais sans que sa voix puisse porter assez loin et contrer l’effet de l’événement qui promettait à son public le « tour du monde en un jour « . Séduite par l’opposition surréaliste, la Ligue anti-impérialiste confia au groupe la mission de monter une contre-exposition intitulée « La vérité sur les colonies « . Celle-ci fut la genèse de deux autres textes du même titre, signés Paul Éluard et Louis Aragon. Les quatre, ensemble, mettent sur le tapis les errements de la colonisation d’une façon qui mérite qu’on s’y arrête.
Secundo, à la même époque, les missions dans les colonies s’intensifient et à partir de leurs relations, lumière est faite sur la politique et la vie dans les colonies. Ici, c’est Afrique fantôme signé Michel Leiris qui retiendra notre attention. Publiée aux Éditions Gallimard en 1934, l'œuvre-journal n'est, comme l'affirme son auteur «...ni un historique de la Mission Dakar-Djibouti, ni ce qu'il est convenu d'appeler récit de voyage’’ ... [mais] rien [d']autre qu'une chronique personnelle, un journal intime qui aurait aussi bien pu être rédigé à Paris, mais se trouve avoir été tenu durant une promenade en Afrique « (Afrique fantôme 213). Contrairement aux témoignages de dilettantes du voyage mus par le désir de respirer le parfum des terres peut-être encore à l'abri de l'acier de l'Europe mécanisée ou à ceux du colon qui s'est installé dans les colonies pour faire sa vie en puisant dans le grenier qu'est la réserve de l'Europe conquérante, l'ouvrage sourd d'un regard participatif qui, pour autant qu'il aura satisfait à la condition de «.... tremper dans leur drame... toucher leurs façons d'être... baigner dans leur chair vive" (352), pourra dénoncer ce que l'auteur appelle la gangrène coloniale et de là soupirera : Sinistre chose qu'être Européen ! « (96).

b) La période 1945-1948
S'insérant dans le segment chronologique qui termine la première moitié du 20e siècle, époque qui assista, accablée, à la montée des idéologies fascistes et nazies et aux génocides dans lesquels elles culminèrent, et ouvrant celui de la fin de la deuxième guerre mondiale, cette période en reste marquée. Répit des horreurs subies mais en même temps de grands questionnements sur le sens de la vie maintenant que l'homme vient de faire preuve de son inhumanité. Les arts, comme tous les autres secteurs de la connaissance, se ressentent de la distension des ressorts de la vie, de l'effondrement de toutes les valeurs, religieuses, sociales, philosophiques, etc. Sur le terrain philosophique, l'existentialisme met l'accent sur les thèmes de la solitude, la souffrance, la nausée, le malentendu, tous formes de l'absurdité de la vie, elle-même résultat, comme dirait Camus, de la «... confrontation de l'irrationnel du monde et de ce désir éperdu de clarté dont l'appel résonne au plus profond de l'homme « (Le Mythe de Sisyphe 37).
La littérature ne pouvait être à l'abri de cette aura. Face au non-sens de la vie, certains auteurs s'essayent à des diagnostics, mais leur démarche est par moments empreinte de « passivisme « . Pour un Beckett par exemple, la vie se réduira à un périple dans l'excrément. « Je m'habitue à la merde à mesure que j'avance « constate En attendant Godot dont l'ambition des héros se limite à « se tailler un royaume au milieu de la merde universelle « ou encore « se laisser mourir sans brusquer les choses « (Samuel Beckett 67). À côté de ceux-là cependant, des auteurs « aiguillons « ou, suivant la distinction d'Adonis Kyrou, ceux dont les livres, « en nous plongeant plus profondément dans la vie, en découvrant les forces terribles que cache l'homme, en dévoilant les courants magnétiques de la réalité absolue, nous obligent à ne pas rester sur le plan de la vie et à transformer les lettres et les phrases en prise de conscience, en connaissance, en action, en libération « (Surréalisme et anarchie 66).
Sur la même lancée, et avec la conviction qu'une horreur en vaut une autre, ils s'attaquent aux éclaboussures de la civilisation européenne même en dehors des frontières de celle-ci « si frontière il y a encore !À la page des maux du moment se trouve la colonisation. Nous lisons sous la plume d'Albert Camus cité par François Chavanes : « Nous autres, écrivains du XXe siècle,... devons savoir... que notre seule justification, s'il en est une, est de parler dans la mesure de nos moyens, pour ceux qui ne peuvent le faire « (Albert Camus 57).
Il renchérit : « Le mineur qu'on exploite ou qu'on fusille, les esclaves des camps, ceux des colonies, les légions de persécutés qui couvrent le monde, ont besoin, eux, que tous ceux qui peuvent parler relaient leur silence et ne se séparent pas d'eux. «
De ces « relayeurs « , nous donnons l'attention à deux figures de proue, le Sénégalais Léopold Sédar Senghor dans deux de ses recueils de poèmes, Chants d'Ombre et Hosties noires et le Français Jean-Paul Sartre dans Orphée noir.
Sur un fond de tableau sombre « les métaphores titulaires de l'ombre et de l'hostie sont sur ce plan très évocatoires «, les recueils du père, avec Aimé Césaire, de la négritude, crient à l'horreur des crimes à l'endroit du nègre aussi bien sur le sol des colonies que sur le champ de bataille de la Seconde Guerre Mondiale. Au cri dénonciateur s'ajoute la déconstruction des préjugés, fussent-ils liés à la soma ou à la vision et l'organisation du monde des colonisés, brandis en passe-droits avalisant l'occupation coloniale et la politique qu'elle met en oeuvre. Pour détruire l’idéologie colonialiste, l’appareil à renversement de la plume senghorienne opère un transfert de l'absolu négatif à l'absolu positif, deux pôles figurés par le déni d'humanité colonialiste et la christologisation du noir.
Sous le titre Orphée noir, Sartre préfaça l'Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française de Senghor. Par cette préface dont la renommée risquera d'obscurcir l’œuvre qui la justifie, Sartre aura scellé du cachet de l'authenticité la poésie noire qu'il appelle « orphique... parce que cette inlassable descente du nègre en soi-même [le] fait songer à Orphée allant réclamer Eurydice à Pluton « (Orphée noir, XVII). Une telle plongée en soi pour retrouver ses propres valeurs niées par (et au nom de) la « civilisation « va de pair avec un regard qui met en cause, questionne celles posées en mesure de toutes les mesures. Là aussi Sartre appose signature et envoie l'Europe à confesse.
Pour le pamphlétaire, l'Europe stérilisée par la technique et ayant frôlé (sinon mis le pied dans) le gouffre, n'a point à se targuer d'œuvrer pour le salut universel et ce avec pour instrument la même technique. Le changement de face à pile qui guide la plume des poètes noirs trouve justification dans les yeux du préfacier : « L'homme blanc, blanc parce qu'il était homme, blanc comme le jour, blanc comme la vérité, blanc comme la vertu, éclairait la création comme une torche, dévoilait l'essence secrète et blanche des êtres. Aujourd'hui ces hommes noirs nous regardent et notre regard rentre dans nos yeux ; des torches noires, à leur tour, éclairent le monde et nos têtes blanches ne sont plus que de petits lampions balancés par le vent « (IX).
Cautionnement du pourquoi, mais également du comment. Nous lisons encore : «... un Juif, blanc parmi les blancs, peut nier qu'il soit Juif, se déclarer un homme parmi les hommes. Le nègre ne peut nier qu'il soit nègre ni réclamer pour lui cette abstraite humanité incolore : il est noir. Ainsi est-il acculé à l'authenticité : insulté, asservi, il se redresse, il ramasse le mot de ‘‘nègre’’ qu'on lui a jeté comme une pierre, il se revendique comme noir, en face du blanc, dans la fierté « (XV). Par cette préface qui joue pleinement1 son rôle en bravant sans aucun scrupule le dogme colonial, Sartre rappelle ses défenseurs à la raison et prête main forte à ses contradicteurs.

c) Période 1952-1956
Au cours des deux premières périodes que couvre le champ de cette étude, la colonisation n'a cessé d'être sur la sellette aussi bien chez l'intellectuel colonisé que chez son pair métropolitain.
Avec la première décade de la deuxième moitié du vingtième siècle, on voit se développer et s'intensifier la lutte pour la fin pratique de la tutelle coloniale. Les auteurs ne peuvent que saluer en coup d'élan une praxis qui continue, et d'une manière ou d'une autre couronne, leur faire artistique. La plume n'en devient que plus acérée car ils se rendent à l'évidence que l'autodétermination des peuples naguère caressée en rêve peut se réaliser. Aussi affinent-ils le pinceau dans leur peinture des ravages coloniaux.
Trois noms nous aideront à rendre compte de cette situation : Claude Lévi-Strauss, Aimé Césaire et Mongo Beti.
À l'occasion de ses voyages au Brésil, Lévi-Strauss apprend à (con)naître le silvaticus. Si nous nous permettons cette « régression « , c'est que le terme de sauvage entaché de ses connotations modernisantes fait dissonance quand on aborde celui qui proclamait :
« Il faudra admettre que, dans la gamme des possibilités ouvertes aux sociétés humaines, chacune a fait un certain choix et que ces choix sont incomparables entre eux : ils se valent « (Tristes tropiques 445).
L'anthropologue « ou mieux l'entropologue si l'on se fait l'écho de la nouvelle épistémè préconisée par l'ouvrage « va même jusqu'à positiver le cannibalisme, argument inattaquable invoqué par les exportateurs de l'humanisme. De contredit en contredit, Tristes Tropiques démonte en effet la machine qui a fait tomber sous la sujétion des peuples qui, tout simplement, vivaient autrement. Aussi le beau mot de civilisation « peut-être même trop beau aux yeux de Lévi-Strauss « se trouve-t-il redéfini. Le voyageur ne lésine pas sur les mots, «... l'ordre et l'harmonie de l'Occident exigent l'élimination d'une masse de sous-produits maléfiques dont la terre est aujourd'hui infectée « et, ajoute-t-il, « Ce que d'abord vous nous montrez, voyages, c'est notre ordure lancée au visage de l'humanité « (38).
Au verbe plus violent encore, Discours sur le colonialisme d'Aimé Césaire, publié chez Présence Africaine en 1955, engage un procès contre l'Europe bourgeoise responsable de la destruction des pays colonisés et, par le même coup, de la « décivilisation « de ceux colonisateurs. Paralysant un à un les cerveaux du génie colonialiste (artistes, missionnaires, explorateurs, etc.), le Démosthène de la cause du colonisé clame que :
«... le salut de l'Europe... est l'affaire de la Révolution ; celle qui, à l'étroite tyrannie d'une bourgeoisie déshumanisée, substituera... la prépondérance de la seule classe qui ait encore mission universelle... le prolétariat « (Discours 59).
Parallèlement à ce discours réfutatoire qui jette le discrédit sur le crédo colonialiste, Césaire précise le deuxième front de sa lutte : « Pour ma part, je fais l'apologie systématique des civilisations para-européennes... Je fais l'apologie systématique des sociétés détruites par l'impérialisme « (21).
En 1956, paraissait, aux mêmes éditions, Le Pauvre Christ de Bomba, deuxième roman du romancier, nouvelliste et essayiste camerounais, Alexandre Biyidi-Awala, plus connu sous le pseudonyme de Mongo Beti. Le livre qui se résume dans le parcours du « Pauvre Christ « en Afrique noire dans la soutane du Révérend Père Supérieur, évoqué tout le long du roman sous le nom-code du R.P.S., se révèle être la démonstration de l'impossibilité de la mission de christianisation et de ses corrélats sur un continent qui marche d’un tout autre pas. Combinards très habiles, les faux néophytes qui disent oui à tout l'ordre de la liturgie catholique sans renoncer le moins du monde à leurs pratiques de sorciers, à la polygamie, etc., parviennent à entretenir, chez leur Père, l’illusion comme quoi sa recette a réussi. Mais la vérité finira par éclater au grand jour car le R.P.S. au bout du compte reconnaîtra :
» Leur adhésion, toute formelle, au christianisme, ne serait-elle pas une réaction de défense, de même que cette petite bête... le caméléon adopte provisoirement la couleur de la forêt afin d'échapper à la vue de l'être qui peut être une menace pour lui ? « (251).
Et à la lecture du rapport d'une visite médicale à la sixa, camp aménagé dans les enceintes de la mission par le R.P.S. pour préparer les femmes au mariage, on s'accorde à affirmer que la mission de Bomba n'aura été qu'une couveuse à « blennorragie chronique « et à « syphilis « .
Le médecin rapporte : « Donc, vingt-sept cas de syphilis. Dix-huit cas à la période primaire, et neuf seulement à la période secondaire. Aucun cas à la période tertiaire. Ceci laisse croire que l'épidémie, qui est manifestement endémique, est un phénomène localisé dans le camp des femmes « (Le pauvre Christ 323).
Dans une telle situation, l'aveu du R.P.S. se passe de commentaire :
» Moi, voyez-vous, je suis un vaincu, un sacré vaincu. Je doute qu'on soit jamais allé plus loin dans la défaite « (244).
Doublés de détournements ironiques du message biblique par les catéchistes supposés en être les garants et de tirades pas moins virulentes d'auto-accusations entre l'administrateur colonial et son compatriote missionnaire, les parcours narratifs du Pauvre Christ de Bomba réalisent une polyphonie « pour emprunter l'expression bakhtinienne « dont l'examen des gammes éclairerait la sape du christianisme et partant, des assises du colonialisme qui s'en sert comme cheval de bataille.
Les ouvrages qui constituent notre corpus étant déjà des classiques aussi bien dans leurs aires respectives d’éclosion (africaine, antillaise et européenne) que dans le monde littéraire en général, ils n’offrent pas pour l’analyse des terrains tout vierges. Nous tenons cependant à rassurer le lecteur qui redouterait d’être entraîné dans des sentiers déjà battus. Nous lui proposons une lecture qui tire le texte anti-colonial du réduit où les analyses soucieuses de faire la part idéologique de chaque auteur dans la lutte contre la colonisation, que celles-ci suivent le volet thématique ou considèrent les mécanismes textuels mis à profit, ont tendance à le maintenir.

 

 

 

Formats disponibles : PDF Olni au format PDF, EPUB Olni au format EPUB, FLASH Olni au format FLASH