Fiches de lecture du livre numérique : LES PAS DE MENADE

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Ménade se décida à partir. Il le fallait. Pourquoi partir. Pourquoi rester ? Quitter, tout quitter, quoi finalement ? Vivre des expériences nouvelles qui obligent à changer de mentalité, à considérer certains mondes différemment. Laisser derrière lui des visages connus ou inconnus dont il encombra sa vie jusqu’à ce jour. Il refusa de regarder derrière lui. Son passé devait s’évanouir, au moins pour un temps, car il savait qu’il le retrouverait à son retour puisque inévitablement il reviendrait mourir sur sa terre. Mais avant cette irrémédiable perspective, il aurait affronté l’ignoré, l’énigmatique, le mystérieux, l’obscur, voire l’inexploré. Pour l’heure il vivrait son proche avenir, non sa virtualité.

Aussi fallait-il n’emporter que le strict nécessaire qui parfois est encore superflu. Cela était se livrer au bon vouloir, pour ne pas parler de « charité « , d’autres êtres, dépourvus du goût de l’incertitude du lendemain, attachés à leur misère, subissant la routine sans oser se poser la question d’une autre vie, d’un autre destin, d’autres rivages.

Ménade avait supporté trop d’années la coercition du monde économique. S’en séparer le plus longtemps possible lui paraissait une salutaire et bénéfique disposition de l’esprit et du corps. Quoi qu’il arrive, rien n’empêcherait le soleil de se lever ni de se coucher. Lui en ferait autant, au même rythme, celui du cœur battant de la terre. N’avait-il pas raison ? Raison ou tort, il partirait.

Partir c’était aussi se détacher de ses livres. Ah, ses livres !Il y tenait à cause de leur message davantage qu’à cause de leur graphie ou de leur reliure. Liens avec lui-même, soulignés, annotés, ils renfermaient des secrets : ceux de ses pensées profondes, de ses opinions tues, de ses aspirations et de ses regrets. Sorte de journal intime éparpillé parmi des milliers de pages, donc impossible à reconstituer, trop authentique, trop personnel ; heureusement !Encore que les mots et les lignes mis en relief n’offrissent rien de subversif, ni de misanthropique. Ils le reflétaient, lui, ce qu’il était vraiment, ce qu’il croyait en son tréfonds.
D’autres objets aussi, pas forcément fragiles devaient effacer leur présence, de ceux que l’on regarde rarement, qui amarrent aux années plus que les meubles et les ustensiles usés par la préhension. D’une certaine façon il laissait son esprit en garde à ces feuilles, à ces représentants muets. S’il ne revenait pas, personne ne saurait mettre bout à bout les phrases opaques ni les décrypter. En cette extrémité la découverte ne toucherait éventuellement que sa mémoire.

» Au mort l’on concède d’avoir trop parlé trop pensé même d’avoir divagué. On accepte qu’il ait eu telle conviction, telles idées ; on se félicite qu’il ne puisse plus accuser. «
Ce qui lui créait un petit pincement au cœur était de ne plus écouter de musique. Elle faisait tellement partie de sa vie. Les premières mesures d’une symphonie, d’un concerto, d’un air chanté mettait son esprit en suspens. Lors, il devenait sourd aux bruits annexes dont la brutalité provoquait parfois une discordance peu supportable. Bien sûr il lui était loisible d’emporter un de ces appareils miniatures qui restituent des sons, dont l’acidité détruit le plaisir, outre qu’ils altèrent la pensée musicale.

Cependant, il était bien décidé à se refuser ces satisfactions, à se délier de ses attaches, au demeurant futiles eu égard à l’importance de sa décision de partir.
Comme il n’aimait ni les départs ni les séparations Ménade envoya une petite carte à des amis, à des relations, parla succinctement à sa proche famille. Il ne laissa pas le temps aux détracteurs de lui opposer des raisons de bienséance, de suffisantes réflexions au sujet des risques à encourir, tant au point de vue de la nourriture, de l’hébergement, de... se livrer sans défense à la précarité du lendemain !Chacun lui aurait découvert un motif plausible de renoncement. Son âge ne jouait en rien. L’esprit aventureux dédaigne la contingence. Il eut un peu de difficulté à ne pas tenir compte d’avis donnés par des proches de bonne foi. Chacun y allait de son inquiétude, voire d’un chantage amical ou affectif. Peu de représentations idylliques de ce qui l’attendait. La sécurité est-elle fille de la sagesse ? Ménade n’en était pas convaincu. En vérifier l’exactitude ou le contresens l’incitait à sauter le pas. Au revoir, adieu, incompréhension, sourires narquois :
» Il n’ira pas loin, le connaissant !«
Å’il humide ; il détestait cela, qui coupe les jambes et instille le doute. Ménade refusait de douter. Cela lui était aussi une raison de s’évader, non de fuir. Il considérait le doute telle une négation. Le nihilisme n’était pas son fait. Partir sans se retourner. Il serait toujours temps de regretter. Qui n’a pas fait de folie ne peut se repentir de s’y être livré.
S’éloigner. Les moyens de transport courant offraient un premier pas vers l’ouverture béante que représentait son option d’une nouvelle vie. Partir au petit matin évita de s’alanguir sur soi et sur son choix. Ce fut à ce moment-là qu’il prit conscience de l’absurdité de sa position encore récente.

Quelle foule !Des corps pressés les uns contre les autres ; des visages sans expression si ce n’est celle d’un reliquat de sommeil mal vécu, de la crispation due à la précipitation du temps, de l’appréhension d’une journée délirante soit de travail soit de manque d’intérêt. Tous les masques figuraient dans cette scène trop réelle. Chaque faciès savait qu’il devrait le garder collé sur sa personnalité d’emprunt pendant les heures de confrontation aux autres masques. Être au-dessus de soi-même, de ce que les relations exigent. Difficile mais indispensable, au niveau le plus bas de même qu’au plus élevé.
Ménade réussit après maints embarras à sortir de la grande ville. Aller à pied permettait d’éviter la contamination, c'est-à-dire une certaine désespérance au contact d’une foule sans avenir.

Il fallait qu’il marchât encore un long temps. Avant de respirer un air supportable en esprit de même qu’au physique. Ce premier pas accompli, il songeait au premier lieu où serait posée la première question. Il prévoyait d’avancer de points de suspension en points de suspension jusqu’à la résolution finale. Ni le courage ni la persévérance ne manquaient à son caractère. Sa détermination quoiqu’inflexible dépendait cependant des impondérables, de sa condition corporelle et des aléas d’événements contrariants. La volonté ne suffit pas à affronter l’impossible. Avancer, avancer, ne pas se laisser distraire, être vigilant, garder en mémoire le cheminement, même si le chemin n’est pas droit.

 

 

 

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