On m’appelle Guillaume ; mais j’ai été baptisé du nom de Guilhem et parfois, si la bière le rend mélancolique, mon neveu saxon m’appelle « Will « .
Ici, pour tous, je suis Messire Leroy. Quelquefois, il est vrai, on me nomme encore Leclerc, parce que j’étais escholier à Saint-Victor. Mon père, pourtant, était baron d’Espeyrouzès.
Lorsque Raymond de Saint-Gilles 1, comte de Toulouse, répondit à l’appel du pape et se croisa, ses vassaux le suivirent en grand nombre ; parmi eux, mon grand-père et ses fils. Raimon d’Espeyrouzès, mon père, était le plus jeune d’entre eux.
Quatre ans plus tard, il revint seul : la Terre Sainte avait dévoré les mâles de la famille. Ils étaient tombés devant Jérusalem, le glaive haut, en défendant l’honneur du Dieu fait homme qui en cette ville accepta l’infamie pour l’amour de nous. Ma grand-mère, Berthe la Haute, mit des vêtements de deuil et ne les quitta plus.
Accrochée au manteau de mon père, une fillette maigre trottinait, le visage enfoui dans les plis de laine poussiéreuse, d’où n’émergeait qu’une masse de cheveux frisés tout emmêlés : sa fiancée, orpheline, fille d’un guerrier syrien qui avait attaché sa fortune à celle de Raymond de Saint-Gilles. Celui-ci l’avait pourvue d’une dot convenable et confiée à ce vassal méritant qui rentrait chez lui, avec mission de l’épouser quand elle serait nubile.
Mon père et ses hommes d’armes avaient veillé sur elle comme ils l’auraient fait pour l’enfant Jésus, se privant des meilleures viandes, pliant deux manteaux pour lui ménager une couche confortable, tandis qu’ils se relayaient pour monter la garde.
J’entends encore les confidences de notre vieux maître d’armes, le dernier survivant du voyage à Jérusalem : « J’étais un jeunot, Messire Guilhem, mais j’oublierai jamais ça !Vot’père avait interdit les jurons « ça, encore, ça se comprend « mais en plus, l’avait défendu des chansons... et qu’on dise des plaisanteries qui... Enfin, vous m’comprenez !Pour pas donner à entendre de vilains mots à sa fiancée ; et i’ plaisantait pas : çui qui laissait échapper quelque sottise avait droit au bâton !On se faisait l’effet d’une assemblée de nonnes... «
D’étape en étape, ils lui avaient appris la langue d’oc en chantant, pour la distraire, sirventès, pastoreles et rotrouenges. Toutefois, c’étaient là de rudes guerriers, pas des nounous : ils n’avaient songé ni à la peigner, ni à la débarbouiller, encore moins à lui couper les ongles. C’était une petite sauvageonne ébouriffée qui était arrivée sous les murs d’Espeyrouzès.
J’adorais entendre mon père narrer les péripéties de ce retour. Lors de la traversée, les pirates avaient attaqué leur bateau, et...
» Je défendais le coin où on avait groupé les femmes, mais j’étais blessé et je recommandais mon âme à Dieu, me croyant près de trépasser. Quand soudain, mon adversaire sursauta, poussant un cri terrible !Je me ressaisis, lui perçai le flanc hardiment et il s’écroula en vomissant tout son sang. C’est alors que je vis votre mère : elle avait rampé, pas plus grosse qu’une souris, sur les morts et les blessés ; sans qu’on la vît, elle s’était insinuée entre les jambes de mon ennemi. Elle n’avait pas craint d’y planter ses griffes et l’avait férocement mordu !«
Berthe la Haute adopta l’enfant qui avait sauvé la vie du seul fils qui lui restait et l’éduqua avec tendresse. Dix ans plus tard, elle fit célébrer leur mariage. Toutefois, bien que cette cérémonie ait fait d’elle la dame d’Espeyrouzès, ma mère ne vit guère sa position évoluer. Ma grand-mère régentait le domaine et entendait bien ne rien céder à sa bru sur ce chapitre. Une telle situation aurait pu être source de discordes sans fin, mais ma mère avait un caractère heureux. Elle acceptait d’être une éternelle enfant, se sachant aimée et ne désirant rien d’autre. Lorsque je pense à elle, je la revois toujours en train de rire, courant avec ses fils dans d’interminables jeux. Elle me semblait la sœur de mes frères aînés.
Mon père vénérait jusqu’à la trace de ses pas. Cependant, elle ne pouvait se départir à son égard d’une certaine timidité. À ses yeux, il demeurait ce fervêtu farouche, qui l’avait portée sur son bras, à travers le désert de Judée.
Elle mourut comme je commençais de savoir lire les psaumes.
Enfant, j’ai joué avec les gamins des manants de mon père ; et je reçus le fouet, comme eux, lorsque ce dernier nous surprit à tourmenter cruellement un chien errant. Seulement, à moi, il m’administra « de sa main « quelques coups supplémentaires. Parce que j’étais son fils !
Moi qui naquis le dernier des fils d’un pauvre vavasseur du comté de Toulouse, je suis devenu maître drapier de Paris, et le plus riche des bourgeois du roi. Parti de rien, je suis un vainqueur.
Pourtant, me voici sur un lit, navré d’un fort coup de poignard, et blessé plus encore de ce que je crois avoir surpris. La douleur qui laboure mon flanc n’est rien. Davantage me tourmente la mort de Baudouin, mon beau-frère, mon ami : voilà deux ans que, sans succès, je m’acharne à découvrir qui a pu étrangler le moine inoffensif qu’était Baudouin. Me tourmente bien plus ce que j’ai peur d’avoir compris ce matin, en me défendant contre mon assassin.
À un cadet de famille qui ne se sent pas de goût pour le cloître, l’état militaire offre un avenir. Mais, sans terre, qu’aurais-je pu devenir d’autre qu’un valet armé, loqueteux au service d’un baron mieux pourvu ? Cette vie de chevalier sans avoir ne m’attirait pas.
Le monde changeait, je l’avais vite compris. Fort heureusement, j’aimais étudier. Mon père m’y encourageait, estimant que plus on est savant, mieux on sert Dieu sur cette terre. Plus encore que la rhétorique et la dialectique, c’étaient les chiffres qui me passionnaient !Arithmétique, géométrie, astronomie même, j’apprenais tout avec aisance et frère Benazit, notre chapelain, avait en moi un élève qui le comblait.
Si les choses avaient tourné autrement, j’aurais dû poursuivre mon instruction à l’école de droit romain de Montpellier, m’établir comme viguier ou notaire, dans une cité de Septimanie, sans jamais connaître les brumes et les froidures de l’ÃŽle-de-France.
Mais le cours de mon destin s’infléchit brusquement à l’automne de l’année 1146, alors que les vendanges, pourtant, promettaient d’être bonnes. Ce qui se passa, je ne l’ai pas vécu, mais je l’ai entendu raconter ; quelques journées, au cours desquelles ma vie a commencé de s’inscrire dans un roman « le roman de Guilhem...