Fiches de lecture du livre numérique : PARCOURS A DENTS DE SCIE

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La belle vie à la campagne



Ma campagne est située au sud du Rwanda, près de la frontière nord burundaise.
Il serait d’ailleurs très difficile de reconnaître où commence et où se termine chacun des deux pays, sans cette limite naturelle qu’est la rivière Akanyaru « qui est en fait la source la plus méridionale de l’un des plus longs fleuves du monde : le Nil. Il est à noter que cette limite est purement géographique : en effet, sur chaque rive, nous retrouvons la même langue, le même folklore et la même culture. Cet endroit est aussi connu pour la beauté légendaire de ses mille collines 1 vertes ensoleillées, où les rayons solaires sont filtrés par les branches des grands arbres et dont le climat tempéré est entretenu par la proximité de la forêt naturelle de Nyungwe.
La région est pastorale, peuplée de vaches à longues cornes. L’art de l'élevage y remonte à plusieurs siècles avant la période coloniale, à tel point qu’il fait partie du patrimoine culturel régional.
Ma région est aussi connue pour ses vaillants guerriers qui, dans le passé, ont gagné des guerres de conquête. Leurs victoires ont contribué à agrandir la superficie du Rwanda actuel et à mettre un frein aux appétits conquérants des royaumes voisins. Ces guerriers étaient appelés Inyaruguru et ils formaient un peuple vaillant dont la réputation dépassait les frontières ! Bien souvent les petits royaumes du Congo actuel, les ont sollicités, alors qu'ils étaient en proie aux envahisseurs. Chaque fois, ces valeureux guerriers remplissaient la mission qui leur était assignée et repoussaient les agressions extérieures. Les habitants de la région en étaient si fiers qu’ils avaient même baptisé leur localité Nyaruguru, en référence au nom de leurs guerriers et créé leur propre hymne régional relatant bien sœur la beauté légendaire des lieux mais aussi la bravoure et l'héroïsme exceptionnels de ces guerriers, capables de repousser les attaques d'envahisseurs plus féroces même que des léopards... Beauté, fertilité, fierté, sécurité, toutes ces raisons ont donc logiquement amené dans le passé divers clans royaux à y établir leur capitale et résidence personnelle.
Aucune autre région, au Rwanda, ne peut offrir des qualités semblables à celles de la région de Nyaruguru, berceau de mes ancêtres depuis plusieurs générations et qui m’a vu naître.
Étant l’aînée d’une famille relativement aisée de trois enfants « un garçon et deux filles » j’étais l’enfant chéri de mes parents et de tout mon entourage.
Celui-ci était composé de ma famille élargie : mes grands-parents, mes oncles et tantes, des cousins et cousines, ainsi que des cultivateurs et éleveurs au service de la famille.
Toutes les personnes qui résidaient sur ma colline verdoyante entretenaient des relations proches ou lointaines avec nous. Relations par lien de sang, par lien de mariage ou par lien de dépendance. Je vivais donc là, protégée par les miens et j’avais l’impression que ce bel environnement avait été créé avec le seul dessein de prendre soin de moi, d’agrémenter ma vie et de la rendre plus facile.
Il arrivait que je passe la nuit en dehors de la maison natale et cela n'inquiétait personne car je restais dans ma parenté sur la même colline. Je passais donc la nuit là où j’en avais envie : j’étais partout chez moi, bien entourée et en sécurité. Tout était acquis à ma cause. Je vivais dans l’insouciance et la liberté la plus totale car j’étais bien aimée de tous.
” À qui le tour, où passes-tu la nuit ce soir ? me demandait parfois mon père, un sourire aux lèvres, fier d’être l’heureux géniteur d’un enfant si plaisant.
Je prenais mon temps et répondais très calmement après avoir parcouru des yeux tous ceux qui se tenaient en face de moi. Je faisais semblant de réfléchir mais, au fond, où que ce fût, j’étais choyée, et toujours la bienvenue. Tous les présents retenaient leur souffle, attendant celle ou celui que j’allais désigner comme étant mon futur hôte.
” Chez mon grand-père.
Et, tout à coup, sursautait de joie celui qui m’appelait très amicalement « fiancée « , alors que je n’étais que sa petite-fille aînée. Pour lui, c’était un signe d’amitié entre nous deux, signe qui ne trompait pas. En réalité, n’importe où sur cette colline j'aurais été bien considérée. C'est dire si j'avais le choix !
Mais, ce faisant, je décevais les malchanceux qui priaient silencieusement le bon Dieu pour que ce soit leur tour le plus vite possible et que le séjour chez mon grand-père ne s’éternise pas. Pourtant, le passage chez l’un des voisins ne durait pas plus de deux ou trois jours. Je ne restais jamais très longtemps parce que ma mère, me sachant loin d’elle, n'était pas tranquille. Ce n’était pas une question de manque de confiance mais une marque de l’attachement maternel qu’elle éprouvait pour moi.
La personne que j'avais choisie travaillait d’arrache-pied afin d’agrémenter mon séjour. J’ose dire que mes proches rivalisaient d’amabilité à mon égard, pour qu’ils puissent un jour être choisis par mon cœur.
De la même façon, les éleveurs et les cultivateurs au service de ma famille ne manquaient pas de manifester leur bonté envers moi afin que je pusse intervenir auprès de mon père en leur faveur. Quand ils en avaient l’occasion, nos serviteurs s’acharnaient à m’apprendre des activités champêtres ou d’élevage : par exemple, la manière de traire à la main une vache, de conserver le lait, de le transformer ou de le consommer, et même de réaliser certains rites relatifs à la vache. C’était un réel apprentissage « sur le tas « , un apprentissage de la vie, étant donné que celle-ci était ponctuée d’activités relatives à la culture ou à l’élevage bovin.
Dans mon pays, la vache est un animal sacré. Toutes les activités culturelles telles que la danse, le langage, les cérémonies de remise de la dot, les mariages, les célébrations autour de la naissance, les veillées culturelles, etc., tout cela tournait autour de la vache !
À titre d’exemple, on disait que telle personne avait de beaux yeux, comme ceux d’un veau... ou marchait calmement comme une vache... ou bien était belle comme qui aurait bu du lait de vache !Afin d'exprimer de l’amitié à un individu ou le remercier pour un service rendu, ou encore pour demander la main d’une jeune fille, on devait donner au moins une vache. Ce procédé marquait l'événement ; ce pouvait aussi être le signe d'un lien d’amitié ou de mariage. Pour chaque partie du corps de la vache, il y avait une désignation particulière différente de celle employée pour les autres bêtes, aussi bien domestiques que sauvages.
En effet, la vache est un animal important et constitue une référence fondamentale dans la culture rwandaise. La vache procure du prestige à son propriétaire et constitue le signe d’une stabilité sociale assurée, et donc du respect acquis au sein de la communauté. Elle est une marque de richesse unanimement reconnue. Pendant longtemps, dans le Rwanda ancien, la vache a servi de monnaie d’échange avant l’apparition de l’argent. Elle était utilisée dans certaines transactions commerciales importantes, ou pour payer certains services rendus par une personne.
Dans un troupeau, chaque vache a son propre nom auquel elle répond quand on l’appelle. Cependant, les veaux ne portent pas de nom. Normalement, le nom d'une vache lui est donné en tenant compte de sa généalogie ainsi que de sa façon d’être : par exemple son élégance, sa douceur, son calme, sa qualité de meneuse, etc. Quelquefois, un même nom est porté aussi bien par une vache que par un être humain respectable. C’est pourquoi des noms tels que Bihogo, Rwiyamilira, Urwiririza, Gaju, Ngabonziza, se retrouvent chez les hommes comme dans un troupeau de vaches...
La poésie pastorale « qui ne concerne que la vache parmi les différents animaux domestiques « regorge d'expressions mettant en valeur sa beauté, son allure, sa puissance son obéissance... Cette poésie est récitée dans les cérémonies de demande en mariage d’une jeune fille et de remise de dot : elle occupe une grande partie du rituel. Signalons, en passant, que la dot a toujours été constituée d'un don de vaches. Même aujourd’hui, dans certaines cérémonies, où la dot est remise sous forme d’argent, on continue à parler de vache et à réciter des poèmes pastoraux. Dans les échanges verbaux entre les deux camps « la famille de la future épouse et celle de son futur mari » on ne parle jamais de l’argent, mais bien de vaches, de troupeaux et du nom des vaches données en guise de dot. Cependant, cette dernière n'est pas obligatoire car une jeune fille n’est pas une marchandise. Mais il paraîtrait que, dans le Rwanda ancien, la non-remise de la dot à la belle-famille pouvait entraîner, en faveur de ladite belle-famille, si jamais les époux venaient à se séparer, la récupération des enfants issus de l'union.
Outre la poésie pastorale, le kinyarwanda « langue nationale du Rwanda « est plein de proverbes et d'expressions courantes contenant le mot vache. À titre d’exemple, Amashyo (beaucoup de troupeaux de vaches) est une salutation courante. L’interlocuteur répond Amashyo ngore (troupeaux des femelles), car ce sont les femelles qui permettent la perpétuation de l'espèce en mettant bas et qui procurent du lait.
Aujourd’hui encore, dans la campagne et chez les personnes âgées de plus de quarante ans, les différentes périodes de la journée sont désignées en se référant à l’activité de la vache ou à son emploi du temps. Ainsi parle-t-on de mu mashoka (temps de l’abreuvoir pour les vaches, pour dire vers douze heures), de inka zikuka (quand les vaches vont paître pour signifier vers treize heures), de inyana zitaha (quand les veaux rentrent dans l’enclos à la place de vers quinze ou seize heures), de kiberinka (soleil des vaches pour le coucher du soleil), ou encore de mumataha (quand les vaches rentrent dans l’enclos pour dire vers dix-neuf heures). En adoptant un tel langage, les gens se comprennent mieux et se fixent des heures de rendez-vous qui sont respectées.
L’importance de la vache se remarque aussi dans la culture rwandaise par certains interdits liés à celle-ci. Ainsi, celui d'en boire le lait en même temps que l’on en mange la viande, pour éviter de mettre en péril la production laitière. Il est également interdit de boire du lait de vache après avoir consommé du poisson, sous peine de faire disparaître le troupeau tout entier. On ne boit jamais non plus du lait de vache debout, mais toujours en position assise. On ne refuse jamais de boire du lait de vache quand il est servi, et une femme mariée ne doit pas traire une vache. Elle est seulement autorisée à préparer du lait et à le servir, etc. Signalons en passant qu’une baratte constitue le principal cadeau donné à une fille le jour de son mariage.
Même les colonisateurs, qui ont occupé le Rwanda pendant plusieurs décennies, avaient compris la place importante qu’occupe la vache dans la culture rwandaise. Cette compréhension les a beaucoup aidés à semer la zizanie entre Rwandais en instaurant de prétendues ethnies. Se fondant sur le nombre de vaches en sa possession, un citoyen était classé dans l’ethnie Hutu ou dans l'ethnie Tutsi par le pouvoir colonial. Cela était tellement subjectif que deux frères pouvaient se retrouver l’un chez les Tutsis et l’autre chez les Hutus, ou même appartenir à une ethnie différente de celle de leur père, uniquement à cause du nombre de vaches en leur possession. Il est vrai qu’il y avait d’autres critères de différenciations, comme la taille, la forme et la grandeur du nez, etc. Ils étaient aussi peu convaincants que le nombre de vaches possédées. Avec la modernisation de la vie et l’évolution de la culture rwandaise, l’importance de la vache a progressivement diminué. La distinction pseudo ethnique au sein de la population n’a pas disparu pour autant, bien qu’il soit très difficile aujourd’hui, voire impossible, de connaître l’appartenance ethnique d’une personne d'après son apparence physique.
Ces apprentissages, liant l’utile à l’agréable, m’ont énormément servi à faciliter mon insertion dans le milieu social et scolaire. Ils ont constitué une base solide pour mes apprentissages ultérieurs et toute ma vie, je resterai reconnaissante envers ceux qui ont accompagné mes premiers pas.
Karekezi, le principal éleveur de nos vaches, me dit un jour :
” Je voudrais inviter le patron à venir honorer le baptême de mon fils cadet, mais je ne sais pas par où commencer.
Il n’osait pas appeler mon père par son nom. Mais, ayant compris de qui il voulait parler, je lui répondis avec beaucoup d’assurance :
” Ne t’inquiète pas, je le ferai pour toi : il sera là , comme si c’était moi qui réglementais son emploi du temps !
À son tour, il me demanda :
” Comment peux-tu le savoir d’avance ?
Je me contentai simplement de le rassurer, sachant très bien que mon père ne pouvait rien me refuser. À vrai dire, ma vie n’avait rien de comparable à celle des autres enfants du village. Je menais une vie princière grâce à ma situation familiale.
» Dis-moi plutôt comment l’aborder, parce que je tiens sincèrement à sa présence.
Il me demandait conseil, à moi, qui avais à peine cinq ans. Quand j’y repense aujourd’hui, je réalise à quel point je pouvais être considérée dans mon entourage !

 

 

 

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