Fiches de lecture du livre numérique : Les Bruyères rouges

Ajouter au panier

4.85 €

 

Image
La jument Gigolette trottait gaiement sur la route blanche. Les roues de la charrette soulevaient un nuage de poussière, le ciel d’août était pur en cette fin de matinée, le soleil tapait déjà dur. Dans la plaine de Choux-plats les récoltes étaient presque toutes coupées, les « treiziots « de gerbes tous bien alignés ; une bonne odeur de paille sèche flottait.
Toute la famille Villeneuve, entassée dans la voiture, s’en allait à la fête patronale de Saint-Ennemond : la Saint-Laurent.

Comme tous les ans on mangeait chez la cousine Suzanne, juste à côté de la place aux manèges. Les quatre garçons, respectivement âgés de quatorze ans pour Norbert, de douze ans pour Henri, de dix ans pour André et de neuf ans pour Alain le dernier, se voyaient déjà la bouche pleine de nougat. Quant au père Ernest lui aussi se voyait déjà au stand de tir au cochon où il comptait remporter le premier prix comme d’habitude.
Ses talents de tireur étaient dus surtout à une pratique assidue du braconnage, passion qui lui avait attiré déjà bien des ennuis avec des gros propriétaires de la région. Aussi le tir au cochon était sa petite vengeance ; personne, depuis une quinzaine d’années, ne pouvait rivaliser avec lui, sinon son meilleur ami Clément, complice de la braconne et proche voisin. Ils avaient tous les deux une fermette à quatre kilomètres de Saint-Ennemond, au hameau des Bruyères fort d'une quinzaine de maisons. Les revenus n’étaient pas gros : les hommes étaient bûcherons l'hiver, et journaliers l'été chez le comte du Chesnault ou chez de gros fermiers. L’opinion publique faisait passer les gars des Bruyères pour être un peu rouges sur les bords.

L’attelage arriva bientôt sur la place, la Gigolette marchait au pas ; un gamin sur le trottoir tira la langue aux quatre garçons, Norbert lui montra le poing, le geste suffisait sans doute. Dans la cour de la cousine on détela la jument et on la mit sous le hangar, une botte de foin sous le nez.
Les bonjours furent écourtés, la cloche de l’église sonnait la messe, les deux femmes, les enfants par la main, sortirent sur la place. Lexandre, le vieux cousin grand et maigre, referma le barriot et revint dans la cour. Il contrastait avec Ernest, lui petit et râblé, des yeux rieurs, presque aussi noirs que ses fines moustaches ; sous une apparence débonnaire au premier abord, ses colères étaient célèbres ; en sourdine les gens l’avaient surnommé le chat sauvage, et quand on voyait sa silhouette souple on ne pouvait qu’approuver : malgré ses quarante-neuf ans il était encore plein de jeunesse, et il en fallait pour venir à bout de ses quatre garçons.

” T’vas-t-y leu z’y faire la pige aux gars du bourg vieux R’nest ?
” J’sais pas mais si c’est toujours les mêmes y tueraient pas un capucin en forme !
”Méfie-toué quand même, paraît que le comte du Chesnault a fait tirer Thévenin, son garde, au moins mille cartouches et paraît-y que c’année lui aussi y veut le faire, comme c’est lui qui prête les carabines, dame !
” C’est t’y vrai ça ? Il a pas assez de cochons dans ses étables faut qu’il vienne essayer d’en gagner un morceau, et ben j’vas te dire Thévenin aura la queue, et le « biziot « les raclures d’andouille. Clément viens c’t’après-midi, les deux jambons iront encore aux Bruyères ou ben je vends le flingot !
Les deux hommes entrèrent dans la cuisine où une bonne et appétissante odeur flottait. Un poulet au sang mijotait dans la grosse cocotte en fonte noire. Ils trinquèrent avec un petit canon de rouge, tout en discutant sur le temps et la récolte. Ils gagnèrent la place et s’approchèrent d’un groupe en pleine discussion, et l’un d’eux, Antoine Mariat, un gros fermier, héla Ernest :
” Dis donc toi l’Arnest j’crois que c’coup-là les jambons... pssst !Sous le nez !T’les auras pas et Clément pareil, si t’voyais l’Camille Thévenin, une vraie mitrailleuse !Et m’sieur le comte, lui, y gagnera sûrement le premier prix.
” Eh ben mon gars tant mieux, faut pas que ça soit toujours les mêmes et pis faut pas compter les œufs dans le cul de la poule. Toi ça te ferait plaisir si j’suis obligé d’aller te tuer quèque « ièvres « autour de ton domaine, sans quoi t’aurais bentôt plus d’herbe pour tes vaches !T’as p’être un fusil à percussion mais tu l’as acheté à Turin !

Ils descendirent tous en riant vers la rivière, entrèrent dans le pré où le stand de tir était installé, à l’ombre des Vernes. Les trois carabines étaient couchées sur la table et bientôt trois gars se mirent à tirer : 19-28-31, ce n’était pas merveilleux et Ernest s’empressa de leur dire :
” En 1916 au cinquième colonial, les Sénégalais que je commandais tiraient mieux que ça !
” Tu commandais des Sénégalais ? Ça m’étonne pas, c’est pas du monde !
” Gros plein de soupe, dis pas de mal de mes Sénégalais parce qu’ils m’ont sauvé la vie et quand les Boches nous ont fait prisonniers j’suis resté tout seul. Ils ne faisaient pas de prisonniers noirs, ils les ont fusillés sous mes yeux pendant que toi t’étais tranquille chez toi !Inapte... Trouillard, oui !
Fâché tout rouge le gros Mariat prit une carabine et tira, deux balles se perdirent. Au total, onze points.
” C’est pas étonnant que t’es réformé mon vieux !
” Allez Villeneuve, à toi, c’est ben beau la critique, attends un peu que le Camille Thévenin soit sorti de la messe !T’verras !
” Ah bon, ça suffit pas d’envoyer mille cartouches pour rien ? Faut qu’y demande au Bon Dieu de l’aider. Il est pas tellement sûr de lui en ce cas !

Ernest essaya les trois carabines, il épaulait, tâtait la détente, regardait la ligne de mire, enfin il en choisit une et tira !
—Un tout p’tit peu à gauche qu’elle porte c’te carabine-là, dit-il en reposant l’arme. En effet les empreintes du tir se groupaient toutes légèrement sur le côté.
” Un autre ? demanda le préposé : quarante-quatre, c’est pas mal !Mais faut peut-être t’entraîner un peu.
” Hein !Qui tu dis ? M’entraîner !J’aime mieux garder mes quét’sous pour boire une chopine. D’abord c’est c’soir le grand jeu, celui-là c’est l’apéritif.
Les cloches sonnèrent la fin de l’office, et bientôt une bande de gamins arriva en courant et criant, si bien que Chenut, le garde-champêtre, se fâcha :
” Pas d’enfants autour du stand de tir !Filez aux chevaux de bois !

Un groupe d’hommes descendaient vers le stand et le comte discutait avec l’instituteur, monsieur Vernin.
” V’la les huiles !annonça le père Lexandre.
En effet le maire, monsieur Métra, en s’approchant, demanda le silence.
” Messieurs !dit-il, avant tout je tiens à remercier monsieur le comte du Chesnault qui nous prête gracieusement ses carabines. Ensuite je tenais à vous dire, pour ceux qui ne l’auraient pas vu, que pour cette année nous avons un peu changé le règlement du concours pour qu’il y ait plus d’égalité et de chance possibles !Aussi, il y aura trois cartons tirés par concurrent, pas un de plus, et celui qui totalisera le plus grand nombre de points sera déclaré vainqueur ; le concours sera clos à seize heures !
” Ben, Monsieur le maire, ça change pas grand’chose votre règlement !dit Ernest ; et la caisse sera ben moins grosse ce soir ; l’argent c’est pour le repas des vieux, faut y penser vous savez !
” On y a pensé mon ami, faites-nous confiance, leur banquet sera encore bien garni cette année.
Le préposé au tir appela le maire pour lui demander si les cartons tirés avaient de la valeur.
” Évidemment, le règlement affiché ici le précise : trois cartons par tireur. Tout le monde pouvait le lire avant de commencer.
Il montra une feuille de papier clouée sur le côté du stand.
” Oh !mais dites donc, moi je marche pas !Avant de tirer personne m’a prévenu !dit Ernest.
À ces mots le comte s’avança :
” Voyons, voyons Villeneuve il fallait lire avant. Ne faites pas d’histoires, il est tout à fait normal de changer de temps en temps le règlement d’un concours. Les lois changent, elles aussi.
” Je vous demande pardon, intervint monsieur Vernin, les lois changent oui ; mais elle sont discutées avant, et elles paraissent sur les journaux. Monsieur Métra, vous auriez dû le faire paraître sur la Dépêche du Centre.
” Ah bon, alors Villeneuve l’aurait pas vu, il prend que la Tribune des Rouges, fit Thévenin narquois.
” Toi, espèce de grand sifflet, tu commences déjà à me taper sur l’haricot. J’te d’mande pas si ton patron te paye avec des clous pour être si maigre, et pis vot’ concours si parfait que ça, m’sieur le maire, et ben faites-le sans moi.
» Vous savez j’ai pas par habitude de rabioter, mais quand même, ça sent le guet-apens !Paraîtrait qu’y en a qui s’entrainent pendant un mois, et pis d’autres, même pas un coup d’essai !C’est de la dictature que je dis moi. Allez, pis, arrouère tout le monde !
Un murmure approbateur suivit les dernières paroles de Villeneuve, fâché tout rouge.
” Les carabines ont été réglées avec précision. Il suffit de viser juste, dit le comte.
” Pas sûr Monsieur, vot’armurier n’est pas infaillible.
” Vous non plus mon brave Ernest !
” Aussi brave que vous parfaitement et pas plus bête non plus !

Après avoir discuté pendant cinq minutes, l’instituteur et quelques autres donnèrent raison à Villeneuve. Le maire annula les cartons tirés, mais personne ne pourrait plus essayer les armes avant les trois cartons réglementaires.
Ce fut le comte qui ouvrit le premier la marque, avec un total impressionnant de cent quarante-sept sur cent cinquante ; le maire, l’instituteur et une dizaine d’autres tirèrent sans grande conviction, la plupart n’atteignant pas les cent points.
” Alors vieux R’nest tu les fais ceux cartons ?
” Et alors !Moi j’ai pas dit que j’le faisais votre concours à la noix. C’te fois j’ai pas confiance, parce que c’est pas régulier. Ma foi, je vais réfléchir, et c’est pas encore quatre heures du soir.
” Ah ben vieux !V’la Villeneuve qui se déculotte ; tu prenais l’habitude de manger les jambons.
” Allez, toi le Camille fais-y voir un peu !

En effet le garde-chasse prit une carabine, son grand corps s’immobilisa et les coups se succédèrent régulièrement. Il ne bougeait pas, on lui rechargeait la carabine et il ne quittait pas la cible des yeux. La dernière balle tirée, toute l’assistance attendait :
” 148 !annonça le préposé : mon vieux Camille ça s’arrose je crois que tu vas le manger le jambon ; c’est pas possible de faire mieux !T’as battu m’sieur le comte !
Villeneuve n’avait rien perdu de la scène, un peu à l’écart, il était tout soucieux, car Thévenin avait pris la même arme que le comte, et ce n’était pas celle dont il s’était servi. Comment faire ? Il verrait avec Clément Dutoit, plus tard.

Midi sonnait, le pré se vidait. Un jour de fête à Saint-Ennemond, à toutes les tables il y avait bonne chère, fallait pas faire attendre le fricot. En remontant, monsieur Vernin conseilla à Ernest :
” Il faut être sport et avoir confiance.
Il n’y avait encore rien de perdu puisqu’il connaissait ses plus grands adversaires et qu’ils ne pouvaient plus tirer. Ernest sortit le carton de sa poche et le montra à l’instituteur, précisant :
” Elle tire à gauche c’est pourtant vrai, hein.
En rentrant de la messe, la cousine Suzanne avait mis le couvert sur une belle nappe blanche. Tout le monde prit place, le repas était copieux et la gaîté des enfants faisait plaisir à voir. La musique des manèges arrivait jusqu’à leurs oreilles. Ils attendaient avec impatience que leur mère ouvre le grand sac de cuir noir pour leur donner une pièce de vingt sous.
” Sucrez-vous Jeanne, et pis envoyez-moi tout ce petit monde, des vrais sangs bouillants !Comme ils ont été sages, Lexandre donne-leur toi aussi une pièce !
Rouges de plaisir les quatre enfants remercièrent.
” Norbert, tâche au moins de gagner la course à la « gueurnouille « qu’on s’en retourne pas bredouille aux Bruyères ; ça s’rait ben la première fois !ajouta Ernest. Et quand tu verras Clément dis-lui qu’il vienne tout de suite me trouver là ! Toi Alain, fais attention à ta monnaie. R’garde-moi ça c’est le plus ch’tit le plus enragé !
Comme une volée de piafs les garçons s’envolèrent.
” Dire que j’ai même pas une fille, c’est dur quatre gars vous savez !J’en aurai bientôt un de moins. Norbert a fini l’école, monsieur Vernin est content de lui. Il dit qu’il fera son chemin. On lui a trouvé une place d’apprenti mécanicien à Moulins ; les autos, c’est l’avenir. Il embauche au mois de septembre.
” Dame, oui c’est l’avenir ; on en voit de plus en plus des autos. Dire qu’à son âge on allait à pied ou en voiture à cheval... c’est le progrès, dit Lexandre. Not’temps est fini quoi !Et ma foi tant mieux, pas vrai R’nest ?
” Le progrès oui, mais il faudrait que tout le monde en profite ; je voudrais pas que mes enfants passent par où je suis passé ; c’était pas drôle à dix ans de garder les vaches pour une paire de sabots et de coucher au foin ou dans l’étable. Si je sais lire et écrire j’en sais pas beaucoup plus, et c’est ben parce que je voulais apprendre. Ma foi je suis content, ils nous en font voir nos gars mais monsieur Vernin dit que c’est des as à l’école. Il n’y a pas que les « biziots « d’intelligents ; si seulement ils peuvent tous avoir un métier, y traîneront pas leur misère comme nous aux Bruyères ; tout le monde profite de nous, on peut pas travailler ailleurs, et pis quoi faire à part couper du bois ou s’embaucher chez les « bounhoummes « ?
” Allez donc faire un tour dans le jardin, le temps qu’on débarrasse la table ; nous aussi on veut y aller à la fête hein !La Jeanne c’est pas si souvent qu’on est de sortie !
” J’vas vous aider à faire la vaisselle, cousine !Toutes les deux on en n’a pas pour longtemps !Et ça sera rangé !

Dame, c’est vrai qu’elles étaient actives ; deux vraies femmes de la campagne, toujours prêtes à nettoyer, raccommoder, faire de la bonne cuisine avec pas grand chose.
Tout en marchant dans le jardin, Ernest restait pensif. Cette fois ils avaient perdu le concours, à moins que... Clément arrivait en poussant son vélo :
” Bonjour la compagnie, ça va-t-y ? L’Anna a pas voulu venir, elle voulait prendre la bourrique ; j’sais pas si on serait arrivé à temps pour le feu d’artifice !T’as-t-y marqué ton jambon R’nest ?
” Peuh !T’sais c’t’année c’est pas pour nous.
En quelques mots il mit Clément au courant. Un grand silence suivit, si bien qu’Ernest s’impatienta :
” Alors on l’eux’y laisse comme ça sans se défendre et tu dis rien.
Un sourire éclairait le visage de Dutoit, un bon visage de campagnard, buriné avec de petits yeux malins et contrairement à son vieux copain, il était calme et placide.
” Laisse-moi donc !J’réfléchis et pis tu vas voir ça !... Écoute bien, si le comte et son conaud de garde ont fait mouche avec la même carabine ; nous aussi on fera comme eux. C’est pas des gars assez malins pour se servir d’une carabine déréglée, on va prendre la même qu’eux ; faut qu’on les batte, peut-être pas moi mais toi, allons !Battu par un « biziot « , t’y penses « pas tout de même, allons !Ben voilà, tu vas tirer un premier carton, on l’argarde, j’en tire un, on l’argarde, on a ben le droit oui !Et j’en ferai un ensuite. Allons-y tout de suite, avant qu’il y ait trop de curieux !
” Oh !oh !faut pas s’emballer les gars dit Lexandre on va d’abord boire une petite prune !
” Pas de prune ça m’énerve, allez en route !Nom dédiou !C’est vrai ça tu m’as remonté le « bobéchon « !

Ils sortirent sans regarder les manèges qui commençaient à se remplir de marmaille. Ils filèrent bon train vers la rivière ; autour du stand il y avait une dizaine de jeunes ; ils commentaient les résultats de leurs cartons. En voyant arriver les deux hommes d’un pas décidé, ils s’écartèrent, l’un d’eux avertit :
” Attention les gars c’est pu de la rigolade !puis s’adressant aux arrivants :
” Vous avez beau faire mais c’te fois vous allez peiner à battre le comte du Chesnault.
” Ôte-toi d’là, jeune « feurluquet « ! Argarde bien et prends-en de la graine, lui répondit Clément.
Ernest prit une carabine et demanda cinq balles à Chenut le garde-champêtre :
” C’est pas cinq balles, c’est quinze tout de suite et tu me payes.
” N’aie pas peur va, j’vas te les payer, d’ailleurs ça coûte pas cher c’t’année.
Tout en parlant il avait armé, il épaula, immobile comme une statue, Chenut réarma sans rien dire, Clément et les jeunes étaient silencieux ; tous savaient que le concours se jouait en ce moment. Les cinq premières balles tirées, Chenut décrocha le carton en murmurant :
” Ben ça par exemple !Quarante-neuf, t’as de la chance Villeneuve, voyons voir si les deux autres seront pareils !
” Ta, ta, ta !Moi aussi j’veux mes balles et on va comparer, on a ben le droit quand même ? demanda Clément.
” Moi j’m’en fous !si vous faites pas les trois cartons vous êtes éliminés.
” Mais vieux beurdin, on va les faire tes cartons, n’aie pas peur !
” Tu vois Clément la première un peu haute !plein guidon, vieux !Et méfie-toi la détente est sensible.
Clément tira. Le pré s’emplissait sans bruit, la nouvelle se propageait.
” Quarante-neuf encore, c’est pas Dieu possible, c’est à pas croire, s’exclamait Chenut, soudain devenu vert.
” Allez !À nous quatre, môssieu le comte et son garde. C’est là que les atteignants s’atteignirent. Passe le reste des munitions toi, et tais-toi. Quand tu causes ça me gêne !
Les deux cartons d’Ernest furent sans défaut, cinquante sur cinquante tous les deux. Clément rassuré, tira à son tour et chose impensable ce matin, Thévenin et le comte étaient bel et bien battus d’un point. Ernest tapait dans le dos de son copain :
” T’as-t-y vu ? Tous les deux pareils, cent quarante-neuf ex æquo !
” Mais ça va pas, il y a deux vainqueurs !Ça va pas !La tête plus un jambon au premier !Mais il y a qu’une tête !criait Chenut au comble du désarroi.
” Écoute donc mon vieux, lui dit Ernest : tu demanderas à monsieur l’maire. Un gars comme lui ça pense à tout. Nous, on va boire une chopine, on l’a ben gagnée, mon vieux Clément. Nous ont pas coûté cher les jambons c’t’année.
À son tour Clément envoya une grande bourrade dans le dos de Villeneuve :
” Hein !t’as t’y vu ? En beauté, j’te l’avais dit, et sans bandes molletières qu’on l’eux y a mis ça aux culs bénis.
Ils partirent avec un groupe de jeunes vers la place. La nouvelle avait déjà fait le tour de la fête ; tout le monde les félicitait. Ils trouvèrent Thévenin, tout pâle, l’œil méchant. Ernest l'asticota :
” Allez va !Viens avec nous, viens trinquer quand même, faut pas nous en vouloir pour ça... C’est pas comme si on avait tué un chevreuil dans les propriétés de ton patron.
” Écoute bien Villeneuve, que je t’y prenne pas sur les terres de monsieur le comte ; t’as beau être malin, arrivera ben un jour où j’y serai plus que toi, et là t’iras au tribunal ou peut-être en taule. Ton verre j’en veux pas, je trinque pas avec les communards !
” Beuh !... Grand couillon, va te faire vouère, communard ou pas on te vaut bien, répondit Clément.

La fête battait son plein, le temps chaud et lourd mettait de la joie dans les verres et sur les visages, les chevaux de bois tournaient un peu à vide. Comme une vague, la foule se dirigeait vers les jeux enfantins : mât de cocagne, course en sac, pêche miraculeuse, course à la grenouille et pour finir la traditionnelle course aux ânes où excellait Alain Villeneuve, le plus jeune. Il avait un avantage certain sur ses frères : il était le moins lourd. Sa monture, la jeune bourrique des Jeandrot, pleine de sang et pas trop cabocharde lui convenait tout à fait, elle était arrivée la veille. Jeandrot avait précisé :
” J’veux que la Nénette elle gagne t’entends Alain, laisse-la faire ; depuis le temps que tu la montes elle s’est habituée. Ce matin on l’a bien soignée et avant de partir elle aura un picotin. Tâche de tenir dessus, elle fera le reste !

Les concurrents arrivèrent et déjà la foule riait. Un grand âne plus ou moins rétif reculait au milieu des gens, puis avec deux ou trois ruades envoya promener en l’air son jockey ; et il partit en chantant au travers du pré.
Quand la course démarra, évidemment au starter, deux ou trois cavaliers mordirent encore la poussière. Nénette était imperturbable tout simplement parce qu'aux Bruyères, quand le garçon la montait, Ernest tirait un coup de fusil et les autres enfants hurlaient.
Les cinq derniers concurrents, encore à califourchon, partirent, Nénette prit la tête avec trois ou quatre longueurs d’avance et les garda jusqu’à l’arrivée.
” J’te l’avais bien dit garçon !Eh encore une victoire pour les Bruyères !Moi j’vas bouchonner la bourrique.

La course à la grenouille allait bientôt commencer. C’était pour les douze-quatorze ans. Norbert trop vieux de trois mois pestait ; c’est Henri avec la brouette du père Lexandre qui la ferait. Deux hommes apportèrent des seaux recouverts d’un sac et distribuèrent les batraciens bien vivants aux concurrents ; il s’agissait de les maintenir sur les brouettes pendant la course et de les ramener vivants à l’arrivée.
Henri serrait la grenouille sans l’étriper, juste assez pour qu’elle se tienne tranquille. Là, comme pour la course aux ânes, le départ fut pittoresque, les pauvres bêtes affolées par les trépidations sautèrent un peu partout dans les jambes des spectateurs. Ceux qui réussissaient à reprendre leur coéquipière ne s’en tiraient pas trop mal, mais les autres, à quatre pattes dans les jambes de la foule furent éliminés.
Quand la cloche tinta : on entendit :
” Et encore un gars des Bruyères. On est les meilleurs !

Clément claironnait sa joie aidé par quelques chopines. Il faisait si chaud et puis c’était toujours ça de pris. Jeanne Villeneuve était toute contente. Le mari, les enfants... elle avait passé une bonne journée, de quoi être fière. Les Villeneuve pensait-elle, quoiqu’ils en disent tous, ils se défendent bien, c’est pas de la mauvaise graine. Ils avaient seulement la malchance d’habiter un hameau éloigné du bourg, donc, mal desservi ; tous les enfants des Bruyères allaient à l’école à pied, quatre kilomètre matin et soir à six ou sept ans, c’est un peu dur pour les mollets avec le panier de victuailles sous le bras et le cartable de toile grise sur le dos.

C’était pareil pour l’électricité. On leur avait promis, mais toujours pour l’année prochaine ; la Compagnie du Haut-Morvan n’avait pas jugé rentable l’électrification du hameau, seulement elle avait installé une ligne spéciale de trois kilomètres pour le château, fief du comte du Chesnault. Toutes ces petites choses augmentaient la rancœur des Bruyérons. Villeneuve leur disait souvent :
” Un jour ça changera... bien sûr pas tout de suite.
Il faudrait qu’un ou deux des leurs soient conseillers municipaux.
À quatre heures les hommes redescendirent au stand de tir. La situation ne manquait pas de piquant. Ernest et Clément dirent à monsieur Métra qu’il ne fallait qu’un premier à cause de la tête. Le maire fut bien embarrassé ; il décida de faire tirer un carton pour les départager. Ernest fit un clin d’œil à son vieux copain? Il lui chuchota à l’oreille :
” Faut qu’on fasse pareil trois ou quatre fois rien que pour les faire bisquer.
Les trois premiers cartons, tous pareils : quarante-cinq. Le maire se grattait la tête :
” Messieurs n’y mettez pas de la mauvaise volonté sinon j’annule le concours ; de plus, la note augmente pour vous.
” Ah ben v’la aut’chose, de la mauvaise volonté. Dites donc m’sieur Metra, vous en avez pas mis de la mauvaise volonté vous, pour nous pondre un concours aussi tordu ? Vous croyez quand même pas qu’on va payer ?
” C’est normal voyons !
” Fallait tout prévoir, nous on paye pas. C’est toujours pas grâce à vous si on l’a gagné le concours et ça vous emmerde hein !
” Et si on finissait à la belote dit Clément en riant.
Monsieur Vernin s’approchait.
” Ces messieurs ont raison, annonça-t-il, il faut les départager !
” Allez va Clément on va faire chacun pour soi !
Villeneuve fit un tir unique : cinquante. Clément par gentillesse tira dans les quatre coins du carton, toute la foule applaudit. Les deux amis venaient de donner, sans en avoir l’air, une bonne leçon à tous ceux qui les prenaient pour ce qu’ils n’étaient pas.

Le comte du Chesnault était arrivé quelques instants auparavant, il n’avait pas pris part aux débats, il se savait battu par plus fort, et il savait perdre mieux que son garde. Il félicita Ernest et Clément :
” Vous êtes vraiment les plus forts et croyez-moi, j’en suis très heureux. D’ailleurs si vous voulez je vous emmène tous les deux au concours départemental à Vichy, fin août.
” Vous savez c’est peut-être parce qu’à Saint-Ennemond j’ai l’habitude, mais avec des gars que je connais pas ça irait pas, et pis vous savez on a notre travail ; il faut que ça soit la Saint-Laurent pour qu’on vienne.
” Oh non m’sieur vous êtes bien aimable, ça sera pour une autre fois ajouta Clément.

Tout le monde remontait pour finir la journée autour des manèges ; le soleil était un peu moins chaud. Dans les prés les vaches charolaises sortaient de dessous les arbres et recommençaient à paître dans l’herbe jusqu’au ventre ; leur blanc immaculé tranchait dans la prairie verte.
Jeanne cherchait ses enfants et son mari. Il fallait rentrer bientôt pour donner à manger à toute la basse-cour, traire les vaches, faire la soupe. Pour elle la fête était finie.
Ernest et Clément emportaient leur jambon à la voiture, les enfants étaient tout heureux d’avoir fait parler d’eux. On attela Gigolette et après avoir embrassé les vieux cousins tout le monde grimpa sur la charrette, et en route !Clément ouvrait la marche en bicyclette, fier comme Artaban. En arrivant aux premières maisons du hameau Boncœur leur cria :
” Ça y est encore !Vous les avez ceux jambons ça leu y apprendra !

 

 

 

Formats disponibles : PDF Olni au format PDF, EPUB Olni au format EPUB, FLASH Olni au format FLASH