Le 18 mai 1909, lors de la répétition générale et le lendemain à la première de la quatrième Saison russe, le public du Châtelet comprit qu’il venait d’assister à une révolution.
» Qu’il pût y avoir quelque chose de nouveau sous le soleil dans le domaine de l’art, nul n’y pensait lorsque parut dans une splendeur subite le phénomène des Ballets russes. Il semblait que la création du monde ajoutait quelque chose au septième jour [...] Je compris que je me trouvais devant le miracle [écrira plus tard la comtesse de Noailles.] [12] Je voyais ce qui n’avait jamais existé encore.
Depuis un demi-siècle, l’art chorégraphique avait cessé d’évoluer, [dira Maurice Ravel.] [13] Les mêmes groupements, les mêmes pas, les mêmes attitudes que l’art romantique avait inspirés accompagnaient, tant bien que mal, des productions dont le style s’en éloignait chaque jour davantage. Bientôt, les artistes, littérateurs, décorateurs et musiciens, devaient se désintéresser de ce poncif morose auquel, seuls, quelques virtuoses exceptionnels, de plus en plus rares, réussissaient encore à donner un peu d’éclat. «
Ce miracle, dont parle la comtesse de Noailles, [14] était en effet à Paris une vraie révolution dans l’art chorégraphique. Au début du XXe siècle, dans notre Académie nationale de musique et de danse, le ballet végétait dans un conformisme vieillot. On n’en était même plus à Marie Taglioni (°1804 -†1844), Fanny Elssler (°1810 - †1884) et Carlotta Grisi (°1819 -†1899). D’habiles techniciennes avides de montrer leur virtuosité académique les avaient remplacées devant un corps de ballet à peu près immobile. La culture des maîtres de ballet était insignifiante. En 1896, lors d’un séjour à Paris, Serge Diaghilev, Léon Bakst, Eugène Lanceray (alias Lanceray) et Alexandre Benois avaient été frappés par cette situation.
» Nous n’aimions pas du tout le ballet français, [dira Benois]. [15] Il passait par une période de dégénérescence particulièrement sensible, pour nous qui étions habitués aux merveilleux ballets de Saint-Pétersbourg. «
À l’opéra, le ballet était considéré comme un simple divertissement, un sorbet destiné à faire digérer l’art lyrique. Il n’y avait presque pas de danseurs masculins. Ils étaient remplacés souvent par des femmes travesties. On disait que c’était le choix des abonnés de l’Opéra, généralement de vieux messieurs riches à cheveux blancs. À cette époque en effet :
» Un cercle étroit d’hommes du monde, occupant les premiers rangs d’orchestre pour mieux lorgner les danseuses ou applaudir leurs protégées, constituaient l’essentiel de son public, [a écrit Maurice Tassart]. [16] C’était la belle époque du vieil abonné, pittoresque personnage mais piètre artiste, à qui il importait peu que les ballets ne fussent que de fades et conventionnels prétextes à montrer de jolies filles et faire valoir les prouesses d’une étoile. L’art du ballet, pour tout dire, n’intéressait plus personne. «
Le ballet « à grand spectacle « , lancé à la Scala de Milan par Romuald Marco (1841 - 1907) était relativement à la mode. On donnait souvent ces ballets en tandem avec un opéra pour récolter une recette suffisante, mais ils étaient relégués au rang de divertissement. L’Opéra de Paris, dirigé par Pierre Gaillard, [17] un ancien baryton toulousain, négligeait complètement l’art chorégraphique.
Diaghilev et ses Saisons russes, bouleversèrent cet état de fait en redonnant au public de l’Opéra, le goût de l’art chorégraphique pour lui-même, en renouvelant la formule tout en restant fidèle à la vieille tradition française apportée en 1738 par Jean-Baptiste Landet, alias Landé ( ? - 1747) Jules Perrot (°1810 - †1837), Arthur Saint-Léon ( 1820 - 1870) et Marius Petipa ( 1818 - 1910).
Ce qui dans les Ballets russes renouvelait la formule, c’était la mise en vedette d’étoiles masculines comme Fokine, Nijinsky, Bolm, Massine, Dolin, Balanchine, Lifar, mais aussi et surtout la place donnée à la décoration et à l’action.