Fiches de lecture du livre numérique : LES VILLES D'OR

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LES VILLES D'OR

Brûlées par des soleils séculaires, enfouies sous le sable, l’argile et les décombres, elles y ont pris les colorations ocreuses de la glaise, les tons d’ivoire et d’or mat des ossements et des marbres fraîchement exhumés, les rousseurs chaudes des vieux murs longuement dorés et peints par la lumière méridionale. Cette dorure est plus ou moins intense, plus ou moins éclatante, selon les lieux et les ciels, selon que les ruines sont plus ou moins proches de la mer ou du désert, ou encore qu’elles ont plus ou moins séjourné sous la terre. Mais, de loin comme de près, elles semblent toutes d’or. Elles sont, pour les yeux comme pour l’imagination, les villes d’or. Ce sont les villes mortes de l’Afrique latine, cités, municipes et colonies, dont les vestiges, sur un parcours de près de cinq cents lieues, jalonnent toute la terre africaine, depuis Volubilis la Marocaine jusqu’à Gigthi la Tunisienne « de la mer Atlantide au pays des Lotophages.
Les villes d’or s’opposent, en un contraste saisissant, aux villes blanches de l’Islam.
La Ville d’or, avec ses colonnades, ses temples, ses basiliques, ses arcs de triomphe, son forum où l’on cause et où l’on flâne, sa tribune aux harangues où l’on pérore, son peuple de statues, ses inscriptions dédicatoires ou commémoratives, qui s’adressent non pas seulement à ses citoyens, mais à l’univers, mais à tous les siècles à venir, son amphithéâtre qui convie des foules à des émotions et à des joies communes « la Ville d’or est toute en dehors, extérieure, publique, accueillante, largement ouverte comme l’Empire. Ses fenêtres et ses portiques regardent vers le vaste monde, s’emplissent d’air et de lumière ; la forme harmonieuse de ses édifices, le simple profil de ses colonnes et de ses frontons parle un langage tout de suite intelligible qui semble celui de la raison et de la beauté même ; et, comme la raison et la beauté, la Ville d’or est dominatrice, conquérante, législatrice, éducatrice aussi. Au contraire, la Ville blanche, ensevelie sous la chaux de ses murailles aveugles, est renfermée et concentrée en elle-même. Informe et lourde, sans grandes lignes, sans contours nets et purs, elle ignore les vastes baies et les colonnades tournées vers le dehors. Ses merveilles sont tout intérieures et encore parlent-elles un langage hiéroglyphique, qui paraît bizarre, singulier, et qui requiert une initiation. Jalousement close, elle dédaigne le passant et l’étranger. Elle ne lui offre aucun enseignement, ne lui promet aucune joie. Le reste du monde n’existe pas pour elle, ou si, d’aventure, elle s’en empare, c’est pour l’ensevelir comme elle-même sous son blanc linceul de silence et de mort.
Rien ne symbolise mieux que cette clôture farouche de la Ville blanche le particularisme obstiné et méfiant de l’Afrique à toutes les époques de son histoire. Rome avait fini par vaincre ce parti pris d’isolement à force d’équité, de bonne administration, d’intelligence politique. Elle conquit le Berbère, en lui donnant plus de bien-être, de commodité, de plaisir et de beauté. Elle l’amena peu à peu à collaborer avec elle. Un moment viendra où Carthage sera plus romaine que Rome, où elle prendra la place de sa rivale dans le bassin de la Méditerranée occidentale. Dès le iie siècle, la littérature latine est presque tout entière aux mains des Africains. Apulée de Madaure, le néo-platonicien, est le maître de la pensée et de la science païennes. Quelques années plus tard, avec Tertullien, saint Cyprien et saint Augustin, Carthage deviendra le foyer du christianisme latin. Rome ne pourra lui opposer que la primauté du siège apostolique. C’est Carthage qui aura les grands docteurs, les martyrs illustres, le prestige de l’épiscopat, l’organisation ecclésiastique la plus étendue et la plus complète. On peut dire même que, vers la fin du ier siècle, avec l’avènement des Sévère, l’Afrique est devenue le centre de la latinité.
Pour détruire cette civilisation neuve, il faudra l’écroulement irrémédiable de l’Empire. Livrée à elle-même, l’Afrique retombe à son anarchie congénitale, à son sectarisme, à son brigandage et à ses guerres intestines. Au lendemain de l’invasion vandale, les gens riches, le clergé orthodoxe, en somme l’élite du pays, émigré en Sicile, en Sardaigne, en Italie, emportant, avec les reliques de ses martyrs ou de ses saints, les bibliothèques des églises et des couvents. Le nomade du Sud, l’éternel ennemi du tell agricole et des villes maritimes, se joint aux Barbares du Nord pour achever la destruction de la Cité romaine. Enfin, les Arabes arrivent qui consomment la ruine définitive de la civilisation latine-africaine. Par eux et par les Byzantins qui les avaient précédés, l’influence orientale se fait sentir de nouveau en Afrique, comme aux temps lointains des Phéniciens et des premiers Carthaginois.
Et pourtant, l’indigène, façonné par les disciplines de Rome, résiste sourdement aux envahisseurs. De l’héritage latin il sauve tout ce qu’il peut. Il continue à s’habiller comme autrefois (les mosaïques des villas romaines le prouvent clairement), il cisèle ses bijoux, bâtit ses maisons, ses étuves, ses mosquées sur le vieux plan romain. Mais c’est du romain abâtardi, alourdi par la matérialité africaine. L’esprit de Rome et de la Grèce n’est plus là pour alléger les lignes, ouvrir l’édifice, le rendre accueillant et clair, l’orner à l’extérieur pour la joie des yeux, pour plaire au passant et à tous. L’Islam recouvre tout sous son uniforme linceul de chaux. Et ainsi c’en est fait de la beauté des villes. Elles ont perdu à jamais leur caractère monumental. Un grand nombre d’ailleurs, saccagées par le Vandale, par le nomade, ou par l’Arabe, ont été abandonnées de leurs habitants. Elles sont devenues des villes désertes, puis des villes mortes.
Sur l’emplacement de beaucoup d’entre elles, on n’a plus rebâti. Depuis le jour de leur abandon, elles sont restées intactes sous la couche de terre et de décombres, qui a fini par en effacer la forme. Mais comme les ossements d’un grand cadavre, qu’on ne peut pas enterrer complètement, leurs vestiges, çà et là, percent le sol. Quand on les exhume et quand on les restaure, elles surgissent avec un tel air de grandeur et de beauté, un aspect tellement dominateur et charmant, que, dans leur voisinage, nos modernes villes françaises, ou les villes blanches de l’Islam, en deviennent sordides et misérables « n’existent plus. Qu’on essaie de confronter un temple latin avec une mosquée : la comparaison est désastreuse pour celle-ci. Ce n’est plus qu’un tas de plâtras devant cette eurythmique ordonnance de matériaux durables et choisis, devant le profil intelligent de ce fronton et de ce péristyle, dont le seul aspect est comme un affranchissement de la pensée, en même temps qu’une volupté pour la vue.
Le voyageur, qui a parcouru les ruines de quelques-unes de ces villes mortes, en arrive à se persuader qu’on n’a rien fait de mieux en Afrique, qu’elles sont les témoins d’une période de civilisation incomparable. Cette période de six à sept cents ans, où Rome fut maîtresse dans ce pays, lui apparaît comme le siècle d’or africain. Cette Afrique romanisée, c’est, pour nous Latins, le paradis perdu « une longue étape de l’histoire, pendant laquelle Rome et la Grèce, la vieille Égypte même travaillèrent à une œuvre commune avec l’Africain, sur le sol de l’Afrique, où fut conclue avec l’indigène une alliance à la fois politique, intellectuelle et religieuse, que l’Islam a rompue et que nous nous efforçons péniblement, depuis un siècle bientôt, de renouer.
En tout cas, ces villes mortes, par l’importance et la beauté de leurs ruines, par leur nombre surtout, semblent former l’armature du vieux sol africain. Leur chaîne ininterrompue le sillonne d’un bout à l’autre comme la chaîne même de l’Atlas. À voir leurs débris pour ainsi dire indestructibles, on est tenté de conclure que l’Afrique est latine dans ses vertèbres et dans ses moelles : ce qui n’est pas vrai. Mais, pendant une suite de siècles, la latinité l’a profondément pénétrée, et elle n’a jamais connu, en somme, d’autre civilisation que la civilisation gréco-latine.
On s’explique mal, d’après cela, l’erreur de perspective commise par ceux de nos littérateurs qui nous ont donné d’elle l’image la plus brillante, la plus minutieuse, sinon toujours la plus exacte « un Fromentin ou un Flaubert. Ils ont mis au premier plan le décor oriental, et, tout en faisant avec sagacité la part de ce qui est strictement local, ils ont prêté à l’apport du Turc, de l’Arabe, ou du Phénicien une importance excessive. Ils ont attribué à on ne sait quel vague Orient ce qui est, au fond, grec ou romain, ou berbère romanisé. Or, pendant des siècles, les costumes, les usages, les modes de construction sont restés à peu près les mêmes qu’au temps d’Apulée et de saint Augustin. Regardez les ruines des anciens thermes, vous y reconnaîtrez les modèles des bains maures d’aujourd’hui. Penchez-vous sur cette mosaïque fraîchement découverte, qui pavait le triclinium ou l’atrium d’un duumvir d’Hippone ou de Théveste, et vous y retrouverez les bracelets, les colliers et les éventails de nos Mauresques, les gandouras, les chéchias, les dalmatiques de nos Mzabites et de nos Biskris...
Nous autres Latins nous avons tellement évolué depuis ce que nous appelons l’antiquité romaine « les mœurs, et les formes qui s’y rattachent sont devenues tellement étrangères à nos yeux que, lorsque nous les rencontrons dans un pays où tout cela n’a pas bougé depuis plus d’un millénaire, nous ne le reconnaissons plus. Il faut toutes les découvertes de l’archéologie pour nous aider à prendre conscience de notre héritage, pour nous révéler l’étendue et la profondeur de l’Empire. Or ces découvertes ne faisaient que commencer au temps des Flaubert et des Fromentin. Ils soupçonnaient à peine l’Afrique latine, ou gréco-égyptienne, et ils n’entrevoyaient pas encore ce monde de monuments, de statues, de mosaïques, de débris de toute sorte, que les archéologues ont remis au jour. On aurait bien surpris l’auteur de Dominique si on lui avait dit que ces cafés maures qu’il s’amusait à décrire ou à peindre avec tant de complaisance, c’étaient les cabarets latins du temps d’Apulée, fort semblables à l’uncta popina d’Horace ou de Juvénal « ou encore que ces carrefours du vieil Alger où il aimait planter son chevalet, c’était l’image très peu altérée des carrefours et des ruelles en pente de la Carthage romaine, telle qu’elle apparut aux yeux du jeune Augustin débarquant de sa petite ville numide.
Aujourd’hui, il suffirait, pour le convaincre, de le conduire au musée du Bardo et de l’arrêter devant cette étonnante mosaïque, qui représente une scène et un intérieur de taverne. Il retrouverait, accroupis sur des bancs de bois exactement pareils à ceux des cafés maures, la clientèle de flâneurs qui, aujourd’hui encore, garnit les banquettes des modernes kaouadjis. Mêmes poses, mêmes costumes, mêmes gandourahs bariolées, mêmes calottes en coupole « la calotte que portent les marins kabyles et les âniers de Biskra et qui fut, en des temps légendaires, le bonnet des Dioscures surmonté de l’apex, la houppette de laine rouge des chéchias algériennes. Et il retrouverait aussi, sur un coin de table, les carafes et les tasses, à côté de la miche entamée « et le marchand de gâteaux portant son éventaire sur sa tête, et le boulanger avec sa planche chargée de petits pains ronds. Au milieu des groupes, les joueurs de crotales et les joueurs de flûte, les danseurs qui bondissent et qui tourbillonnent, en tendant les bras. Enfin le kaouadji, la gandoura retroussée « alte succinctus « qui, la cruche à la main, remplit les tasses et les verres. Il n’y manque que les burettes de café et la fumée des cigarettes et des narguilés...

 

 

 

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